Drame (3h16) de Nuri Bilge Ceylan, avec Haluk Bilginer, Melisa Sözen…
Un huis-clos étouffant, aride comme les paysages d’Anatolie et rigoureux comme la musique de Schubert. Une tension qui saisit dès la première pierre jetée sur la voiture du maître des lieux, le cynique, lâche et humiliant Monsieur Aydin. Il n’élève pas la voix, il regarde droit dans les yeux et son regard seul créé le malaise. Son iris reflète une dureté tout orientale, un cœur sec comme les montagnes austères au centre desquelles sont sculptées les pièces sombres et sans chaleur de son antre. Dans cet hôtel de Turquie, il faut plutôt faire « sans » que « avec ». Sans âme, sans pitié, sans joie, sans soleil, sans amour. Sans. On apprend à adapter ses pulsations cardiaques au rythme d’échanges oppressants, sans souplesse, et de vies intérieures graves et tristes, comme un musicien apprend à lire les partitions de Schubert, puis à dire (Godard disait cela des sonates de Schubert : « Un seul moyen de dire les choses : les dire ») les mélodies longues et bouleversantes du compositeur Viennois. On observe des comportements qui incommodent, sournois, qui s’étirent. Nuri Bilge Ceylan filme tel un anthropologue, voire un légiste. C’est froid et tragique. Au loin les notes de l’Andantino récitatif de cette sonate D.959 accompagnent sa caméra-scalpel. On finit par ne plus entendre qu’une sonorité et des harmonies si pures que cela en devient violent, des dialogues au cordeau, cinglants, presque bestiaux. Jacques Drillon a écrit « Schubert et l’infini. A l’horizon, le désert » (Actes Sud) sur le compositeur dont il précise : « Schubert raconte comment nous sommes écrasés. Il pale comme nous, pour nous. Nietzsche et Schubert sont les héros de la même légende, les hérauts de la même antique histoire ». Ceylan, réalisateur du Sommeil profond, poursuit à sa manière cette antique histoire : des êtres seuls, étreints par leur souffrance, ensommeillés, broyés, damnés. Sommeil profond, nuit et brouillard. La douleur de Winter Sleep nous transperce, impressionniste, et nous comprime. Un film tellurique et sévère, dont l’empreinte semble marquer éternellement le spectateur, jusqu’à l’horizon qui là-bas, en Anatolie, ne s’atteint jamais. Sans fin.
Palme d’or du dernier Festival de Cannes, ce film est magistral, oscillant entre documentaire et sonate humaine à la charge émotionnelle et psychologique pesante. Une récompense que son réalisateur à dédiée à la jeunesse Turque, dont on espère qu’elle saura se désincarcérer du poids d’un passé composé d’affrontements, comme les personnages pourraient enfin se réveiller, affronter leur liberté et quitter leur grotte-hôtel, prison sans barreaux.
Sonate D959 Andantino Schubert, Bande Originale de Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan