La mémoire dans la peau. Le tatouage est avant tout affaire d’héritage et d’identité. Cette exposition, unique en France et abritée au Quai Branly, lieu pétri de civilisations et de cultures complémentaires, commence par cette approche.
L’on se prend en pleine figure deux photographies en noir et blanc, comme un dialogue muet entre les personnes sous verre, et nous, visiteurs. Ces portraits nous morguent et créent une relation charnelle indicible, bien éloignée pourtant de tout voyeurisme. Il s’agirait plutôt de respect et d’hommage. Un petit garçon rescapé des camps de la shoah, dont le bras porte les stigmates de sa judéité. Une femme Arménienne qui pose, probablement devant son souteneur, à son corps défendant. Droite et digne, elle s’abandonne pourtant. Comme si fixer l’objectif lui permettait d’entrer en résistance, de s’opposer. Acte politique, cri d’alarme silencieux.
Femmes islamisées, prostituées et tatouées de force pendant le génocide arménien
A l’instar de cet enfant installé à ses côtés, elle est marquée. Assujettie. Au front, au menton et sur la poitrine. L’une de ces femmes islamisées, prostituées et tatouées de force pendant le génocide arménien. Ces humiliations, cet esclavagisme : le prix de leur survie. Le prix de leur silence aussi, qui se transmet par filiation, comme si les encres des tatouages pénétraient le cordon ombilical, s’amalgamaient au sang de l’enfantement, génération après génération, pour qu’un jour la vérité éclate. Lorsque le moment sera venu. Le mutisme de ces Arméniennes, véritable rempart, révèle, paradoxalement, leur secret, et ces marques en forme de quartier de lune, de croix, d’étoile, constituent la trace formelle de leur identité bafouée. Une hypothèse pourrait être émise : ces motifs précis étaient censurés à tout créateur ou intellectuel sous l’ère du Sultan Abdülhamid II, dans l’Empire Ottoman, fin XIXème siècle. Etaient-ils l’apanage d’une souveraineté despotique ? Leurs codes autocratiques ? Pourtant ces emblèmes signifient bel et bien cela, sur le corps de ces femmes : « Nous sommes captives ». Cette photographie est symbolique, comme le courant artistique.
Le tatouage, religion alternative
« Tu rentres en tatouage, comme tu prends le voile », explique Anne, l’une des deux commissaires de l’exposition. Symbole de foi, mais aussi de révolte sur le corps des prisonniers ou d’espoir pour les marins. Le tatouage pour s’ancrer à la vie, à un port. Trait d’union ineffable entre tatoueurs et tatoués, semblable à un certificat de transmission. Le tatoueur, passeur d’histoire. Le tatouage, pièce à conviction. Davantage : il s’agit d’une forme d’expression artistique au même titre que la peinture ou la sculpture. La peau est le support, le medium qui véhicule cet art, signifiant. L’exposition aborde le tatouage comme traduction des mécanismes des sociétés, de l’évolution des peuples, de la vie dans les cités, donc tribune politique. Cette exposition fait penser à une société secrète et ésotérique, marginale et obscure, qui aurait décidé de dévoiler ses mystères, les rendre audibles. L’on peut même toucher certaines peaux tatouées, pour mesurer la sensation, les effets sur le grain de peau. En parcourant les corps colorés, un sentiment de liberté s’empare de nous, à mesure que les symboles, pratiques et rites s’expliquent, continent après continent. Le tatouage indique que l’on prend son destin en main, il va à l’encontre de toute passivité et d’asservissement, qu’il relève d’une démarche volontaire ou non. Trace indélébile, il est plus éloquent que n’importe quel mot prononcé.
L’art et la technique sont abordés, l’encrage, les parallèles avec l’estampe en Asie ou l’association avec les pratiques SM, les tatouages punitifs ou synonymes d’un geste de villégiature. Il ne s’agit pas d’une exposition ethnologique ou anthropologique, mais bel et bien d’une galerie d’artistes émérites, qui partagent leur savoir-faire et leur connaissance du passé. Ces tatouages ne représentent-ils pas, au fond, des prétextes pour aborder des tabous gênants, somme de manifestes et de tracts singuliers, bien plus bavards que n’importe quelle parole ou écrit ?
Musée du Quai Branly, là où dialoguent les cultures, jusqu'au 18 octobre 2015
En marge de l’exposition « Tatoueurs, Tatoués", le cabinet de curiosités musicales et graphiques, Notes d’Encres, et la troupe HEY ! Cie proposent une série de spectacles mettant en scène l’épopée du tatouage depuis le XVème siècle. Anne et Julien, les deux commissaires, sont spécialisés dans la culture de toutes les marges, depuis une trentaine d’années. Ils sont journalistes, fondateurs d’une revue et d’une troupe de théâtre : HEY ! Ils s’entourent des spécialistes internationaux pour faire évoluer leur projet et propager un état d’esprit mondial, visant à faire du tatouage un art dynamique.
A lire aussi dans ce numéro, une page d'histoire : "Il y a cent ans, l'Empire Ottoman s'alliait avec l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie", par Georges Kévorkian, président de l'association Menez-Arat