Récit : La nuit de Bombay, Michèle Fitoussi (Fayard / Versilio)
isabelle.kevorkian.over-blog.com
« Tu verras, l’Inde est un pays imprévisible ». « Si tu pars en Inde, tu n’en reviendras pas ». « Qu’est-ce que tu racontes, Loumia ? Tu ne quitteras jamais l’Inde ! ». « Quand tu es bien, tu es mieux à Bombay qu’ailleurs, quand tu es mal, c’est pire qu’ailleurs ». Prédication d’astrologue, parole inconséquente lancée en l’air, conseils d’amies : a posteriori, ces phrases font frissonner. De fait : Loumia Hiridjee et son époux Mourad Amarsy, fondateurs de la marque de lingerie féminine Princesse tam.tam, sont les premières victimes des attentats survenus dans la nuit du 25 au 26 novembre 2008 à Bombay. Morts, ainsi que 166 autres personnes, sous les balles de terroristes pakistanais, celles du groupe islamiste Lashkar-e-Taiba (Armée des Purs), convaincu que : « Une seconde de djihad vaut cent ans de prières et de pratique religieuse ». Michèle Fitoussi, éditorialiste au sein du magazine ELLE France pendant de nombreuses années, grand reporter, essayiste, romancière, biographe, qui écrit aussi pour le cinéma et le théâtre, semblait être la seule personne à pouvoir, devoir, s’emparer de ces destins, et en proposer un « roman vrai », qui mêle biographies, autobiographie et forme romanesque. Qui propose une vision de Loumia, sa vision, décrit des faits, décrypte une actualité, et propose une enquête sur le djihad et un « islamisme qui cherche à faire taire les femmes et la féminité ». « L’échec a surtout été celui de l’imagination, a failure of imagination, nous répète Rakesh Maria, donc son bureau de JJ Road » : Maria, chef de la brigade antiterroriste de Bombay, que Michèle a interviewé. Un échec qui en rappelle un autre, celui des attentats du 11 septembre 2001. Michèle va conduire un travail scrupuleux sur le terrain pour comprendre les mécanismes de l’islam radical, et faire de ce récit « une forme de résistance, un hymne à la vie ». Un hommage à une femme, Loumia, qui brillait, une femme qui aimait la mode et défendait la féminité, une femme simple et généreuse, une femme qui se liait d’instinct, une femme solaire, une femme dont l’énergie n’était jamais rassasiée, une femme créatrice, de celles qui ont fait la France, une femme qui avait le sens aigu de la famille et des valeurs, une femme issue d’une tribu de 300 personnes où elle continuait à chercher à se positionner. Une femme qui avait trouvé son âme sœur, ce Mourad bienveillant qui comblait ses failles. Une femme, une épouse, une copine, une fille, une mère aussi et une sœur qui, avec son aînée Shama, n’a jamais cessé d’oser. Une femme en quête perpétuelle, pétrie de doutes et d’atermoiements. Identitaires avant tout, que ce soit en France, en Inde ou à Madagascar. Une femme à l’origine « d’une success story française, dans le milieu corseté de la lingerie ». Michèle s’est résolument placée du côté de la lumière, celle qui transcendait Loumia. Michèle rencontre Loumia à la faveur d’un reportage sur Rachida Dati en 2008. Les deux femmes accrochent immédiatement et deviennent amies. Cela aussi, a posteriori, sonne comme une évidence. « C’est sans doute parce que cette histoire raconte celle de deux sœurs, dont l’une ne sera plus jamais là pour l’autre, qu’elle me bouleverse à ce point ». Michèle intègre à son récit une photo de Loumia et de sa sœur aînée Shama, enfants. L’on ne peut nier une certaine ressemblance entre Shama et Michèle. Frappant. Michèle insiste sur d’autres similarités prégnantes entre elle et sa sœur, Loumia et Shama. Comme deux familles transposables, en transparence, qui se répondraient en écho. Comme si cette Michèle, à travers cette rencontre, avait dû assurer la continuité d’une partie de l’œuvre de Loumia. La première personne qu’elle rencontre, qui validera le projet sera naturellement Shama, qui lui ouvre les archives familiales. L'un des parti pris de Michèle : ne pas heurter les enfants, conformément aux paroles de Shama : « Je voudrais que Rayanne puisse lire ce livre quand il aura dix-huit ans, pour qu’il sache qui étaient ses parents ». Michèle remontera aux origines de la famille, en 1895, recoupera les témoignages qu’elle va recueillir, lira beaucoup, apprendra sur l’Inde, la religion et la culture, le Cachemire et le Pakistan, le terrorisme, David Headley, « l’agent trouble » où, par l’exemple, comment devenir djihadiste, le Lashkar-e-Taiba et sa couverture d’œuvre de bienfaisance, le rôle du FBI, de la CIA, la DEA, l’ISI, d’al-Qaida, le jeu les médias, les ambiguïtés de la police, la bureaucratie indienne qui n’est peut-être pas si différente qu’ailleurs, la diplomatie, la saga Princesse tam.tam, jusqu’à la vente de l’entreprise par le couple, avant qu’ils décident de partir réinventer leur vie en Inde, à Bombay. Michèle contextualise l’ensemble, n’omettant rien : « Avant cela, le XXè siècle a déjà largement eu son compte de tragédies, un génocide en Arménie , deux guerres cataclysmiques, l’holocauste des Juifs en Europe, plusieurs bombes atomiques sur le Japon ». Le style de Michèle est nerveux, très, comme si elle exprimait sa rage. Nous connaissons tous, elle, comme nous lecteurs, la fin de l’histoire, mais son écriture au présent, ne nous accorde pas vraiment ce temps d’avance. Elle écrit comme avec une urgence, comme pour rattraper le temps, comme si l’écriture avait un pouvoir magique de modifier la fin de l’histoire. En écrivant si vite, pourrait-elle infléchir le sort ? Nous goûtons aux joies de Loumia comme à ses déconvenues, à mesure que le récit progresse. Nous vivons Princesse tam.tam de l’intérieur, nous qui portions jusqu’à présent les sous-vêtements de la marque impertinente, avec légèreté. Ce que souhaitaient Loumia, et sa sœur Shama, et Mourad. Michèle ne nous laisse pas souffler, et étrangement à mesure que l’attentat se profile, elle se calme. « Encore une fois, je ralentis mon récit. Je parle des autres, pour éviter de parler d’eux. J’ai trop peur de ce qui va suivre ». Comme si cette tentative pouvait encore modifier l’issue. Michèle Fitoussi accorde l’éternité à Loumia et son mari, et donne corps à la vie. « S’ils ont peur, s’ils tremblent, s’ils regrettent, s’ils pensent à leur famille, s’ils prient tout bas, s’ils évoquent leurs instructeurs pour se rassurer, cela ne m’intéresse pas. Ils ne m’intéressent pas. Je ne veux pas penser à l’humanité en eux » La nuit de Bombay , Michèle Fitoussi , éditions Fayard/Versilio , 331 pages, 18 euros dans sa version papier, et 12,99 euros dans sa version numérique. www.micelefitoussi.com www.fayard.fr editions Versilio Une chronique de ce récit est à retrouver dans le Service Littéraire d'octobre, par Ariane Bois "Ode à une amie disparue"
Michèle Fitoussi et son roman, lors d'une séance d'échanges avec les bloggeurs