Biopic, Drame avec Isabelle Carré, Ariana Rivoire
En 1895, Marie Heurtin, alors âgée de 10 ans, intègre l’institut de Larnay, près de Poitiers, géré par les Filles de la Sagesse qui se consacrent aux jeunes filles sourdes. Née sourde et aveugle, par ailleurs muette, ses parents espèrent offrir à leur fille un lieu de vie et d’épanouissement. Jusqu’à présent, l’unique perspective à laquelle Marie peut prétendre est l’internement dans un asile de débiles. Son père ne se résout pas à abandonner sa fille à la folie et au mépris, il s’obstine et réussit à convaincre les religieuses de Larnay. Il leur confie Marie, devenue au fil d’années d’incompréhension et d’isolement liées à ses handicaps, un animal sauvage. Sœur Marguerite va puiser en elle une patience, une énergie et une foi robustes, pour apprivoiser Marie. Entre les deux femmes, c’est une rencontre d’âmes. Sœur Marguerite écrit d’ailleurs dans son journal, le jour où Marie lui est présentée : « Aujourd’hui, j’ai rencontré une âme… ».
Sœur Marguerite trouve, grâce à Marie, sa mission sur terre. Quant à Marie, elle se révèle, par la volonté et la ténacité de Sœur Marguerite. Elles se font du bien mutuellement. Ce film, c’est l’histoire d’une rencontre qui ne pouvait pas ne pas se produire. Une rencontre miraculeuse.
Isabelle Carré joue Sœur Marguerite avec ferveur. Littéralement habitée, transcendée par son personnage. Son regard s’illumine parfois avec une telle intensité qu’il arrache des larmes de plénitude, d’accomplissement. Isabelle Carré aurait-elle trouvé en Sœur Marguerite, le rôle de sa vie ? De son côté, Ariana Rivoire, elle-même sourde, incarne Marie Heurtin, avec une sensibilité et un talent inouïs. Comme si Marie Heurtin s’était emparée d’Ariana Rivoire, et non l’inverse.
Jean-Pierre Améris, le réalisateur préoccupé par la différence, un thème qui revient dans chacun de ses longs-métrages, confesse : « je ne trouvais pas l’actrice qui pourrait jouer le rôle de Marie Heurtin. Je voulais tourner avec une jeune fille aveugle et sourde, mais cela était trop compliqué. J’ai visité beaucoup d’instituts de jeunes sourds, accompagné d’un interprète en Langue des Signes Française, mais aucune des jeunes filles rencontrées ne produisait cette étincelle que je cherchais ». Il reste un dernier établissement, pour ce casting peu banal. Jean-Pierre Améris hésite, confie la visite à son équipe, puis dans un dernier sursaut de conscience professionnelle s’y rend en personne. Sans conviction. C’est pourtant là, qu’il trouve Ariana. Elle n’avait pas participé aux séances d’essais, mais Jean-Pierre Améris la remarque. Apparition divine. Signe du destin. La jeune fille hésite avant d’accepter le tournage, sur lequel elle sera accompagnée par un interprète en LSF.
Isabelle Carré développe une théorie à ce sujet : « ça se sent immédiatement quand une rencontre doit se produire, ça se voit à l’écran quand deux actrices s’entendent ».
Isabelle a appris la Langue des Signes Française (une langue qui n’est pas universelle, il en existe plus de 120 dans le monde), et signe son prénom à présent. Elle signe tout autant Isabelle, que son deuxième prénom, « pi » (cf vidéo). Les sourds (comme les arméniens) ont deux prénoms, celui de leur naissance et celui qui correspond à leur singularité dans leur 2ème langue. Isabelle, en LSF, se prénomme « pi », car elle a l’habitude de dire « puis » pour relier ses phrases. A noter que les prénoms attribués en LSF sont toujours bienveillants, et ne portent jamais sur un détail physique incommodant. Il relève davantage du clin d'oeil, d’une particularité observée. Car les sourds observent beaucoup, échangent entre eux sans discontinuer, ils sont bavards. L’on parvient néanmoins à les comprendre. Car la Langue des Signes est logique. Pour formuler maman, on tape de sa main directrice (selon que l’on est droitier ou gaucher) tendue, paume vers le ciel, sur sa hanche. Car les mamans portent leur enfant sur la hanche. Ils montrent volontiers du doigt, pour identifier une personne. Ils reniflent, sentent, touchent jusqu’au plus infime grain de peau, et s’expriment avec leur corps. Tendu vers l’avant pour évoquer le futur, retiré en arrière pour le passé. Ils ont un rapport aux choses, aux gens, à la nature surdéveloppé. Jean-Pierre Améris a compris « ces corps en liberté, qui exultent » précise-t-il émerveillé. Il filme des scènes dans les bois, dans le portager de Larnay, avec les arbres, d’une extraordinaire puissance. La moindre fougère se transforme en être vivant, le plus petit élément s’exprime face à sa caméra, comme si la nature lui avait aussi accordé ce privilège, de s’offrir à lui sans tabou, sans gêne, sans condition.
Pour demander à boire, les sourds orientent leur pouce en direction de leur bouche, poing fermé, comme une petite bouteille. Pour dire pain, ils utilisent une main tendue à la verticale, qui coupe l’autre refermée comme un petit pain. Pour couteau, l’index d’une main coupe l’index de l’autre main. Si le film de Jean-Pierre Améris est le premier à avoir obtenu un sous-titrage, lors des dialogues en LSF, cela semble presque inutile tant cette langue est audible, s’accorde aux situations, quand nous faisons preuve à l’oral de tant de circonvolutions et d’emphase.
Il y a cette scène, déterminante dans le film, qui créé une tension. Il y a un avant et un après cette scène. Celle du couteau. Sœur Marguerite essaie d’apprendre à Marie à parler et à se civiliser. Sans résultat. Pourtant, jamais elle ne doute. Elle essaie, essaie encore. Sa technique d’apprentissage est empirique, elle s’adapte aux handicaps de Marie Heurtin. Elle-même a appris à signer, et ces signes-là, ce vocabulaire qui relève de la gestuelle, elle entend l’initier à Marie en formant des dessins avec ses doigts dans le creux des paumes de la sauvageonne. C’est incroyablement tactile. Marie demeure sourde, aveugle, muette. Mille fois, Sœur Marguerite apprend le mot couteau à Marie, car le seul objet dont la jeune fille ne se sépare jamais, depuis l’enfance, est un canif. Davantage qu’un objet utilitaire : un talisman. Mille fois, Sœur Marguerite échoue. On transpire. Son acharnement nous broie. On espère. On ne sait plus si y croire est encore possible. Jusqu’au jour où Marie signe couteau. Sœur Marguerite a gagné. Marie Heurtin a vaincu sa différence, elle va pouvoir revendiquer son indépendance, comme Ariana son identité de personne sourde, sa singularité dont elle a tiré une force.
Marie Heurtin va apprendre la joie de vivre et la douleur de la mort. Deux doigts tendus, l’index et le majeur, qui viennent s’effondrer sur le plat de l’autre main fermée. Comme un corps qui se fracasse : il tombe. Il meurt. Elle surmontera tout. Elle passera sa vie à Larnay, où elle poursuivra, à sa manière, l’enseignement de Sœur Marguerite. Elle apprendra la langue mimique, la dactylographie, l’écriture Braille, l’écriture anglaise, le langage vocal, la machine à écrire. Jusqu’à sa mort, à l’âge de 36 ans de congestion pulmonaire, elle ne cessera de s’éveiller, et de se consacrer aux jeunes filles différentes.
Ce destin unique, Jean-Pierre Améris nous le restitue dans un film lumineux, porteur d’un espoir fou, de bonheurs et de foi. Pour autant il ne filme pas la religiosité en tant que telle. Il réalise de subtils inserts, comme ces mots de Saint François D’Assise au réfectoire. Il privilégie « la foi qui porte, vivace, celle qui invite à ne plus avoir peur du désordre, celle qui engage ». Pour réaliser « Marie Heurtin », toute l’équipe, même les chefs machinistes se sont engagés, ont appris, ont « essayé ». Parce que la Langue des Signes et la religion abaissent toutes frontières, relie sourds et entendants, croyants et athées, ciel et terre. D’ailleurs Jean-Pierre Améris cite Spinoza et son art de faire rencontre, pour résumer son film. Je pourrais compléter avec quelques citations du philosophe : "Dieu, c’est-à-dire, la nature", ou encore : "La sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie". Mais je conclurais par une adaptation personnelle, pour qualifier ce film, dont Jean-Pierre Améris précise qu’il s’agit aussi « d’une histoire d’amour, celle d’un amour abouti » : « Marie Heurtin » est une méditation non de la différence, mais de la confiance. Un film salutaire.
Le site du film MARIE HEURTIN pour voir la bande-annonce et les bonus :
http://www.marieheurtin-lefilm.com
Ariana Rivoire devant le public du Festival de Locarno cet été :
https://www.youtube.com/watch?v=ALjz8GhdpXI&feature=youtu.be
Deux documentaires: "Making-off de Marie Heurtin" et "Un cinéaste au pays des sourds » visibles sur vidéo : https://vimeo.com/escazalfilms
Le site du film MARIE HEURTIN pour voir la bande-annonce et les bonus :
http://www.marieheurtin-lefilm.com
Ariana Rivoire devant le public du Festival de Locarno cet été :
https://www.youtube.com/watch?v=ALjz8GhdpXI&feature=youtu.be
Deux documentaires: "Making-off de Marie Heurtin" et "Un cinéaste au pays des sourds » visibles sur vidéo :
Ariana Rivoire, "Marie Heurtin"
Isabelle Carré, "Soeur Marguerite"