« Kinship » de Carey Perloff, avec Isabelle Adjani, Vittoria Scognamiglio et Niels Schneider, mise en scène de Dominique Borg
Isabelle Adjani s’appelle ELLE, dans l’histoire. Lorsqu’elle prononce certains mots, ses intonations renvoient à la fragilité de l’enfance, cet état pur et cristallin, avant qu’il ne soit bafoué. Ecoutez-là prononcer « quelque chose ». Lorsqu’elle chuchote le pronom indéfini, elle devient frêle et innocente, les yeux bleus angéliques, avec cette lumière particulière que rien ni personne n’est encore venu ternir. Quel âge peut-elle bien avoir, dans cet état abstrait, vaporeux, illuminé ? Comme si ces deux mots-là l’hypnotisaient et la renvoyaient à une situation béate, qu’elle cherche à tout prix à retrouver. Elle avait déjà cette manière singulière de s’oublier, lorsqu’elle incarnait ELLE dans « L’été meurtrier ». « Ah, ça, c’est quel-queu cho-se, alors », répliquait-elle, les yeux perdus, loin, en elle, dans ses entrailles, et sa voix légère, comme posée sur un fil ténu. « Quelque chose » est dit, et l’expression soudain n’est plus intangible mais revêt une signification. Oui, mais laquelle ? Isabelle Adjani nous laisse parcourir le chemin, jusqu’à ELLE, elle et sa sensibilité à fleur de peau. Lorsque l’on croit l’atteindre, la voilà furieuse, tempétueuse, imposante, énonçant son texte d’une voix grave et impérieuse. L’enfance a disparu, elle nous a égarés. Elle n’est plus fragile. Elle, ELLE, est cette rédactrice en chef acérée. Incisive et pourtant faillible, à y perdre son âme. Un rôle qui ne pouvait appeler qu’Elle, ELLE, Isabelle Adjani. Du sur-mesure. A ses côtés, deux partenaires exemplaires, qui nous embarquent dans ce triangle amoureux fatal. La pièce est entrecoupée de scènes de Phèdre. De légères ponctuations qui renvoient au passé, à Racine, aux tragédies grecques et à leurs codes, si contemporains. La mise en abîme est habile, et la mise en scène efficace, moderne et sobre, posée et alerte. On va à l’essentiel : aux liens qui relient ces personnages, jusqu’à leur perte. On prend son temps, on butine, pourtant on sombre vite, l’air de rien. De courtes séquences, comme autant de petits liens, des Kinship #1, #2, #3… et Phèdre qui apparaît, danseuse attractive, dont il faut se méfier. Venimeuse, qui s’infiltre dans ces liens affinités, qui se tissent peu à peu, alternativement par la mère, l’amie, le fils. La mère, la patronne, le stagiaire. La mère, ELLE, LUI. Les tragédies comportent 3 temps : dolor, furor, scelus nefas. La douleur, la folie, le crime qui défie toutes les lois. Une fois de plus, le piège s’est refermé. Sur nous, la mère, ELLE, LUI.
Il est intéressant que cette pièce, qui conjugue si justement relations tragiques actuelles et antiques, soit proposée au Théâtre de Paris, à deux pas de la paroisse de la Trinité. Un théâtre construit à l’origine pour abriter une passion inavouable, devenue par la suite église. Une pièce, construite autour d’une intrigue religieuse…
Jusqu’au 25 janvier, www.theatredeparis.com