Adaptation d’Eric-Emmanuel Schmitt
Personne d’autre que Francis Huster ne pouvait relever ce défi. Celui d’interpréter ce texte sur scène. Qui se lit davantage qu’il ne s’oralise. A priori. Même si Stefan Zweig, homme de toutes les cultures et de toutes les formes d’écritures, se préoccupa beaucoup du théâtre, la profondeur de ce joueur d’échecs est tel, qu’il est plus aisé de demeurer seul pour ressentir la douleur et les tourments exprimés, leur violence. Cependant, incarné par Francis Huster, « Le joueur d’échecs » prend une autre dimension, plus dense et à la fois moins dangereuse. Les yeux révulsés, la bouche écumeuse, les mains qui tremblent, son corps tout entier porte la torture, son esprit vacille. Il est possédé, habité par la folie et alors, soudain, l’on se met à penser que Francis Huster nous permet de prendre du recul, de ne pas sombrer nous aussi, isolés avec le roman. Et alors, oui, le théâtre fait sens et nous protège. Le théâtre comme barrage. Francis Huster prend les risques à notre place. Il n’est pas pire oppression que le néant, ni supplice plus redoutable que celui d’être libre mais seul dans une chambre d’hôtel. Comment rattrape-t-on un enfant qui se penche d’une balustrade ? Autant de réflexions et d’interrogations morbides et sans réponse. La foi, plus près de toi mon Dieu, un livre, Goethe ou Shakespeare, une partie d’échecs comme un labyrinthe répétitif peuvent-ils parvenir à défier la schizophrénie, lorsque l’on fuit la guerre ?
Le joueur d’échecs se déroule en 1942. Les échecs comme rempart à la barbarie. Est-ce possible ? Peu de temps après, Stefan Zweig se suicidera. Il avait prophétisé le sombre bilan de la seconde guerre mondiale et ne s’était pas trompé. Comme le rappelle Francis Huster, après la salve d’applaudissements mérité, cette guerre aura engendré 57 millions de morts, soit 2,5% de la population mondiale, dont 20 millions de russes, 7 millions d’allemands, 3 millions de japonais, 600 000 français, 6 millions de juifs et d’homosexuels.
Sefan Zweig a dit de la littérature qu'elle « n'est pas la vie » ; Qu'elle n'est « qu'un moyen d'exaltation de la vie, un moyen d'en saisir le drame de façon plus claire et plus intelligible ». Francis Huster le prouve au théâtre Rive Gauche, dans ce décor raffiné et son costume élégant, trois pièces amidonné écru. Les contrastes révèlent l’inhumanité d’une guerre.
Stefan Zweig écrivit :
"Avant de quitter la vie de ma propre volonté et avec ma lucidité, j'éprouve le besoin de remplir un dernier devoir : adresser de profonds remerciements au Brésil, ce merveilleux pays qui m'a procuré, ainsi qu'à mon travail, un repos si amical et si hospitalier. De jour en jour, j'ai appris à l'aimer davantage et nulle part ailleurs je n'aurais préféré édifier une nouvelle existence, maintenant que le monde de mon langage a disparu pour moi et que ma patrie spirituelle, l'Europe, s'est détruite elle-même.
Mais à soixante ans passés il faudrait avoir des forces particulières pour recommencer sa vie de fond en comble. Et les miennes sont épuisées par les longues années d'errance. Aussi, je pense qu'il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde.
Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore l'aurore après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je pars avant eux."
Stefan Zweig, Pétropolis, 22-2-42