Le concert du centenaire, c’est une formidable affiche couleur gris-myosotis. « Génocide arménien : 100 ans de mémoire » imprimés sur le front d’une petite fille aux yeux clos, les mains réunies sur sa bouche. Comme si elle venait de découvrir l’indicible. Comme si quelqu'un lui avait révélé un effroyable secret, s’en étant enfin libéré. Ses traits sont lisses, porteurs d’une lueur d’espoir que l’on discerne sous ses paupières immobiles, qui ne frémissent plus. Cette enfant fait partie d’une génération qui connaîtra, peut-être, la reconnaissance du génocide des arméniens. Qui ne sera plus obligée d’afficher une posture consensuelle, de se taire ou d’éviter les propos qui embarrassent, en famille, avec les institutions, avec ses amis. Elle sera porteuse d’un discours apaisé, à propos de ce premier massacre du XXème siècle, dont elle est victime par alliance et par héritage, cette petite fille dont la famille a sans doute été exterminée par le gouvernement jeune-turc en place à l'époque. Cette reconnaissance, lorsqu’elle sera devenue adulte, aura été intégrée par tous les pays du monde, et ne constituera plus un sujet de querelles familiales, de débats politiques, de tensions diplomatiques. Pour autant, toutes les questions n’auront pas été réglées : comment retrouver nos identités, nos noms de familles, nos patrimoines spoliés ? Comment cette petite fille pourra –t-elle être certaine que cet homme-là, cette femme-là, qui porte le même patronyme qu’elle, n’est pas un frère, un cousin, son père plutôt qu’un inconnu ? Cette petite fille pourrait devenir une Momuments Women… Le pendant d’un George Clooney.
Le concert du centenaire, c’est aussi un événement unique, imaginé par l’Union Générale Arménienne de Bienfaisance de France. Le temps d’une soirée, mardi au théâtre du Châtelet, 65 musiciens bénévoles seront sur scène. Tous sont issus de la diaspora ; Ils arrivent des Etats-Unis, d’Angleterre, de Belgique, d’Italie, d’Arménie. Tous sont d’origine arménienne, et vivent aujourd’hui déployés sur tous les continents. Ils seront dirigés par le jeune chef d’orchestre dont le monde musical se fait l’écho avec verve : Alain Altinoglu. Ils joueront le Requiem de Mozart, une oeuvre de Komitas et une création originale de Michel Petrossian. Initialement intitulé « Le Trésor Caché », le conducteur indique « Ciel à vif », une partition pour chœur et orchestre avec trio concertant (piano, violon, violoncelle), à la mémoire des martyrs du génocide arménien. Les instrumentistes ont découvert la pièce finalisée il y a moins de quinze jours ! Le moment est empreint de concentration et légèreté. La joie semble au rendez-vous, au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, tandis que juste en face la foule se presse pour l'exposition #DavidBowieIs à la Philarmonie. D'ailleurs, à bien y regarder, #DavidBowieIsMe en Aladin Sane s'est maquillé les couleurs du drapeau arménien sur le visage.... David Bowie, ce musicien-résistant hors norme.
A la pause, Alain Altinoglu accorde quelques mots aux journalistes, avec une générosité et un plaisir non feints. « Ce concert, et cette première répétition, sont particulièrement émouvants. Il réunit des musiciens de tous continents, certains ne se connaissent pas, d’autres avaient étudié la musique ensemble, au conservatoire de Erévan lorsqu’ils avaient 7 ou 8 ans et ne s’étaient pas revus depuis. La communion est très forte, je ressens un mélange de nostalgie, de plaisir de retrouvailles et d’envie de jouer ce concert ».
Ce concert porte-t-il un message politique ? « Oui, dans le sens où ce qu’il signifie, c’est que l’on n’oublie pas. D’ailleurs nous porterons tous le pin’s du myosotis, cette fleur qui en Arménie rappelle qu’il ne faut pas oublier. Ce génocide demeure une blessure, tant qu’il ne sera pas reconnu officiellement. Ce concert est avant tout un rassemblement de personnes, qui ont des conceptions et des engagements politiques différents et qui pourtant, sont unis. Ils prouvent qu’il est possible de cohabiter et de faire de la musique ensemble ; Ils affirment le sens que véhicule la musique, et un concert classique » (…) « On espère qu’un jour tous les gouvernements du monde, y compris la Turquie, reconnaîtront le génocide des arméniens. On y croit : ces dernières années, grâce à Internet et aux médias sociaux, qui offrent une libre circulation de messages, il est plus facile d’expliquer » (…) « Oui, il est important que ce génocide soit reconnu, pour pouvoir faire son deuil du passé, en mémoire de nos ancêtres ».
La musique post-génocide, contemporaine contribue-t-elle à réaliser ce travail-là, de dépassement ? « Oui, car elle véhicule la nostalgie, propre à la culture arménienne, et la joie universelle, c’est d’ailleurs ce qu’exprime la pièce composée par Michel Petrossian pour l’occasion. Il faut vivre avec le passé qui constitue notre patrimoine, notre histoire et parallèlement, imaginer un futur lumineux. L’un ne va pas sans l’autre, en particulier pour nous musiciens d’origine arménienne. Pour ma part, j’ai étudié la musique à Paris, mais j’ai intégré la culture musicale arménienne et son folklore, qui fait partie de moi ». (…) « Ce concert, grâce au formidable travail réalisé par l’UGAB France, symbolise l’envie et la joie ».
Le pape et le parlement européen ont reconnu le génocide arménien. Une réaction ? « Jean-Paul II l’avait écrit, mais pas oralisé. Le pape François l’a prononcé, c’est la première fois qu’un pape reconnaît officiellement le génocide arménien, première extermination du 20ème siècle, d’un peuple. En dépit des conséquences d’un point de vue diplomatique, cela constitue un pas. Cette communication va faire bouger les choses. Ce centenaire va aussi y contribuer, c’est la première fois que je suis autant sensibilisé : émissions, reportages, témoignages au cinéma, dans les médias. »
Le temps sera le meilleur allié des arméniens d’Arménie et de la diaspora, et la reconnaissance du génocide sera probablement permise grâce au travail de transmission pérenne et durable, des intellectuels et des sachants, ceux-là même qui furent les premiers massacrés. Travail qui ne peut plus aujourd’hui être brûlé, ignoré, enterré, grâce à l’extraordinaire potentiel de communication proposé par les nouveaux médias, qui relient les peuples par-delà les frontières.
Au moment de quitter, je croise Pierre Bédrossian, joueur de Doudouk qui fait partie de l’orchestre : « Nous avons travaillé sans relâche ces quinze derniers jours, pour nous approprier « Ciel à vif » de Michel Petrossian, les délais étaient très serrés. Mais découvrir aujourd’hui cette communion, nous sommes tous fédérés, retrouver d’anciens musiciens que l’on avait perdu de vue est une joie, et l’ambiance est carrément sympa ; Et puis être dirigé par Alain Altinoglu est un bonheur : il donne les bonnes indications, le travail se fait ensemble, il n’y a aucune pression ». Pierre a le sourire aux lèvres, comme les 64 autres musiciens présents. Si le stress existe, il ne fait pas partie du programme du concert du centenaire, tout entier dévolu à la musique et à l’allégresse.
Ce concert de l’Armenian World Orchestra et du Coro Gulbenkian, organisé grâce au mécénat et au crowdfunding, est placé sous le Haut Patronage de Monsieur François Hollande, Président de la République française et de Monsieur Serge Sarkissian, président de la République d’Arménie.