Cent ans de mémoire : Un concert pour la vie, mémoire et transmission
Un événement « éphémère et éternel » pour les 100 ans du génocide perpétré par le gouvernement jeune-turc en place à l’époque, au sein de l’Empire ottoman.
L’extermination du peuple arménien est planifiée dans la nuit du 24 au 25 avril 1915. Les intellectuels et les musiciens sont les premiers visés : les sachants. « C’est cette intelligence arménienne dans le domaine de la musique que l’on a décidé de reconstituer à travers ce projet, en réunissant les musiciens d’origine arménienne des plus grands orchestres symphoniques mondiaux », explique Philippe Panossian, président de l’UGAB France.
L’Union Générale Arménienne de Bienfaisance (UGAB) est à l’origine de ce projet pharaonique
Deux ans de travail auront été nécessaires pour aboutir à cette formation unique : Armenian World Orchestra (AWO) et le chœur Gulbenkian. L’Union Générale Arménienne de Bienfaisance (UGAB) est à l’origine de ce projet pharaonique. Fondée au Caire en 1906 par Boghos Nubar, l’organisation à but non lucratif veille à la préservation, la promotion de l’identité et de l’héritage arménien en Arménie et en diaspora (400 000 personnes), notamment par le biais d’actions culturelles. Pour ce centenaire, la musique s’est imposée, parce que « la vie sans musique est tout simplement une erreur, une fatigue, un exil », comme l’affirmait Friedrich Nietsche. « Cet événement est symbolique, il exprime que l’esprit arménien et son intelligentsia demeurent, il rend hommage aux ancêtres et entend transmettre un héritage », poursuit Philippe Panossian. Sous le haut patronage du président de la République française, François Hollande, du président de la République d’Arménie, Serge Sarksian et de sa sainteté Karékine II, primat de l’Église apostolique arménienne, ce concert affiche une ambition : « rappeler que le peuple arménien n’est pas mort, et qu’il sera là demain ».
Un message d’espoir et de fraternité, porté par des musiciens de tous horizons
40 chanteurs du chœur de la Fondation Calouste Sarkis Gulbenkian (Portugal), 50 instrumentalistes issus des orchestres Philarmonique de Radio-France, National Symphonique du Portugal, National du Liban, du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, de la NDR-Hamburg, de l’Opéra de Stuttgart, de l’Opéra de Zürich, le West-Eastern Divan Orchestra. Sous la direction du chef d’orchestre d’origine arménienne, Alain Altinoglu, figure majeure de sa génération, des artistes de renommée ont accepté de relever ce défi : Vahan Mardirossian (piano), Jean-Marc Philips-Varjadébian (violon), Xavier Philips (violoncelle), Liparit Avetisyan (ténor), Tigran Martirossian (basse), Nora Gubisch (mezzo-soprano), Hasmik Papian (soprano).
Les artistes, tous bénévoles, ont en commun le désir de « créer un moment de partage historique, qui réunira tous ceux qui sont touchés par les crimes contre l’humanité, dont la violence meurtrière est restée impunie à ce jour ». Une coordination exceptionnelle a été mise en place : concours, mécénat, financement participatif (plateforme de crowdfunding dédiée), appels aux dons. Chaque 300 euros recueillis a permis d’intégrer un nouvel instrumentiste. Deux jours de répétitions sont prévus, avant le concert. Comment fédérer ces artistes qui ne se connaissent pas ? « Le point de départ a été de proposer une œuvre du répertoire connue, qu’il était possible de répéter en deux jours, et le Requiem de Mozart s’est imposé », indique Philippe Panossian, « ensuite, nous avons intégré des pièces de compositeurs arméniens emblématiques du 20e siècle, Komitas et Aram Kathatchaturian. Enfin, nous avons commandé à Michel Petrossian, lauréat du Grand Prix International de Composition Reine Elisabeth 2012, une création mondiale. »
Une création musicale remarquable
Michel Petrossian m’a accordée quelques instants, alors qu’il terminait l’écriture de sa pièce, Le Trésor Caché.
Que signifie cette composition ? « Il s’agit d’une œuvre symphonique avec trois solistes, chœur et orchestre, assemblage inhabituel d’un seul mouvement. Une proposition qui exprime le dépassement et nécessite une implication totale de l’auditeur. »
Comment s’y prend-on pour une telle création ? « Face à une pression et une attente fortes, je devais trouver une solution musicale originale. Il s’agissait de relever l’enjeu sans se laisser conduire par un quelconque orgueil, imaginer une réponse artistique qui embarque » (…) « Il me fallait une idée, pour rendre un hommage qui ne soit pas larmoyant, ni conduit par le dolorisme, qui s’adresse aux survivants, je devais créer le “Concert des vivants”, proposer une œuvre unique, une énergie unique, pour que chacun vive une expérience ».
Comment ne pas tomber dans l’écueil d’une musique contemporaine trop conceptuelle ? « Précisément, le challenge était d’aller à la rencontre du public, de l’intégrer à cette démarche musicale, de concevoir une composition qui s’apparente à un dialogue, un partage ».
Comment parvient-on au résultat ? « Je me suis documenté, appuyé sur mes études de civilisations anciennes, pris conseils auprès de l’historien Raymond Kévorkian, avant de composer. Je me suis inspiré d’anecdotes et de faits réels, et des 3 temps qui ont marqué les événements : le génocide, les camps et l’anéantissement du patrimoine mémorial. C’est cela que je devais reconstituer, tout en évitant de tomber dans la victimisation. Il a fallu que je m’approprie ce passé, ma propre histoire, mes racines, que j’affronte l’horreur indicible et ce qu’elle révélait, avant d’entamer une création qui permette une forme d’absolution. Comme un pèlerinage, auquel je convie les auditeurs. J’ai consulté des archives, des photos, j’ai été touché par l’une en particulier : celle de femmes vêtues à l’européenne qui dévoilent un degré d’urbanité et de modernité stupéfiant. Une phrase m’a marqué aussi, d’une femme rescapée, qui frôle la folie et hurle : “Notre Dieu est devenu fou” ! L’absence de Dieu m’a interpellé, car la délivrance ne vient pas sans Dieu » (…) « J’ai décidé de construire mon concerto à partir de la liste des 52 noms de communes décimées, inscrits sur le mur du mémorial du génocide à Érévan. Cette liste constitue le fil rouge, ces villes et villages seront chantés, criés, ils forment un contrepoint. C’est à la fois abstrait et je propose une hauteur de vue pour donner davantage d’ampleur. Que chacun, qu’il soit ou non arménien, prenne conscience de la réalité des choses ».
Rude, non ? « J’ai testé chaque extrait auprès d’un public d’Arméniens et d’autres origines, musiciens ou néophytes pour appréhender les réactions et ajuster, j’ai écouté les remarques formulées, j’ai confronté mon travail avec Alain Altinoglu, cela m’a permis de tendre vers une économie du signe » (…) « J’ai aussi travaillé la scénographie, pour briser la frontière entre le public et l’orchestre, et créer une unité » (…) « Chacun vivra une aventure personnelle, il n’y aura pas de retour possible, aucune possibilité de recoller les morceaux. J’ai emmagasiné de quoi nourrir l’auditeur pour pouvoir atteindre le dépassement, et une libération. »
En somme, à l’issue du concert, chacun aura une décision radicale à formuler pour aller de l’avant. La question ne sera plus tant d’attendre une reconnaissance du génocide arménien, qui probablement ne viendra jamais, mais plutôt de réussir à se projeter grâce aux énergies créatrices arméniennes. Ce concert sonne comme un coup de théâtre, comme une victoire.
Le concert sera retransmis en direct sur Culturebox (francetvinfo.fr), le site de France Télévision, sur France Musique le lendemain, puis sur France 2. Il a reçu le soutien de la Mairie de Paris qui poursuivra les commémorations à travers une exposition sur le génocide arménien, dès le 22 avril. Précisons enfin, que s’il a lieu le 21 avril et non le 24, c’est pour des raisons d’agendas des artistes invités.
www.culture-time.com/projet/lorchestre-du-centenaire/?tag=ORCP