Ce livre est un pavé comme il n’en existe plus dans une époque où l’on écrit en 140 signes max et en hashtags. Comment l’auteur en a-t-elle conçu l’idée ? Un premier roman, à contre-courant, à l’écriture soignée, dans lequel des vies s’étiiiirent, s’unissent, s’entrechoquent, et se (dé)composent à tous les temps. Passé, composé, imparfait, présent, conditionnel. Pas au futur néanmoins. Ce plus tard que l’on découvre au même rythme que les personnages. Même si quelques indices égrenés ici ou là par la narratrice, laissent présager de certains événements. Pour autant l’on n’y prête pas attention : des morceaux de phrases sibyllins, glissés entre deux faits majeurs qui glacent le sang et prennent toute la place dans nos esprits. Lorsque la péripétie surgit, plusieurs blocs de pages plus tard, alors nous nous souvenons. Un peu comme à l’issue d’une consultation de voyance. Il y a ces prédictions que l’on oublie vite, car le temps est toujours incertain et qu’il est impossible de raccrocher une vie à ces paroles obscures. Que l’on y croie ou non, gérer son existence à l’aune de visions est trop risqué d’une part et surtout, cela échappe à tout contrôle. L’urgence est de vivre, au quotidien, le moment présent, step by step, sans anticiper. Sauf que … quand l’annonce se révèle, la mémoire ressurgit, et l’on ressort ses notes avec émotion et stupéfaction. Comme si la vie nous saisissait par effraction. Putain ! le choc. C’était donc vrai.
Même si ce roman dépasse les 700 pages, même si les destins sont funestes, il nous allègerait plutôt, ce pavé d’été, de rentrée, d’un semestre ou davantage. L’héroïne, écrivain à succès misanthrope, se shoote, baise, aime et meurt entre Los Angeles, les îles du Frioul et le Caire. Il ne se passe rien, parfois rien du tout pendant des pages entières, et cependant, toute la palette des sentiments humains défile en-dedans des corps, comme au-dessus. Annick Cherville dévoile un talent évident à ne rien dire, et à tout exposer. La scène la plus torride, qui dure un chapitre ou deux, n’emploie aucune image crue. Pas plus que la mort. Annoncée, préparée, ordonnée sur plusieurs chapitres, elle n’est jamais montrée. Tout est propre dans ce roman pourtant cruel. Parce qu’il est sous-tendu par une liberté absolue et déterminée, contre laquelle personne n’oppose de résistance. A l’instar d’autres auteurs inspirés, les chats ne sont pas absents dans l’univers d’Annick Cherville. Compagnons bien plus fidèles sincères aimables que n’importe quels amitiés ou amours humains. A l’instar d’autres auteurs inspirés, l’on retrouve aussi la puissance enivrante des lieux. Même si la fin aurait gagnée à être resserrée et se révèle poussive sur quelque 100 ou 200 pages (mais à l’aune du nombre définitif, c’est un détail), il n’empêche, ce roman ensorcelle. Et si c’était cela le pouvoir de l’écriture, et de la lecture ?
« Et si nous étions libres », 739 pages, Annick Cherville, aux éditions Le Courrier du Livre-Trédaniel, 22 €.