Marguerite Yourcenar aurait-elle décidé de se réinstaller dans le nord de son enfance, cette année ? Là, où tout a commencé avant sa naissance, et où tout reprend vie, vingt-neuf ans, après sa mort, un an avant sa renaissance ? Comme si elle avait décidé d’orchestrer elle-même, et d’anticiper les commémorations qui seront programmées en 2017. Année majeure, qui célèbrera aussi l’arrivée au pouvoir d’Hadrien (117).
Une insistance qui invite à se réapproprier l’œuvre de Marguerite Yourcenar, d’une liberté et d’une originalité qui feraient frémir n’importe quel éditeur aujourd’hui. Une œuvre nécessaire et inaltérable, d’une créatrice tenace et engagée. Après une première exposition consacrée à la femme, écrivain, académicienne, voyageuse aux Archives du Nord, grâce au fonds Yvon Bernier, confident et biographe, le nord offre à présent un focus sur une œuvre emblématique de Marguerite Yourcenar : « Les mémoires d’Hadrien ». L’un des romans figurant dans la liste des romans de référence, choisis par une association d’écrivains à l’origine de l’événement « 100 écrivains – 100 romans », en 2002.
C’est au Forum antique de Bavay, que ce dialogue auquel nous sommes invités à prendre part, est modéré. L’un des derniers forums romains tripartite (fonctions politique-judiciaire, administrative et religieuse) existants, où le culte impérial était pratiqué (bustes, statues) dans les portiques, composé d’une basilique -la 5ème plus importante connue, d’une esplanade et de commerces, dont une partie seulement était tolérée dans l’enceinte (non marchands). Le forum, de plus de deux hectares, dédié aux fouilles archéologiques, a conservé ses quatre entrées, et ses murs d’enceinte en pierre bleue, typique, en brique et mortier.
Bavay (Bagacum en latin) a été construite à l’époque où se situent les mémoires d’Hadrien. Rien, cependant, ne permet d’affirmer que l’empereur serait passé à Bavay, un endroit réputé pour son activité commerciale, au carrefour des voies romaines, lieu de transit de marchandises vers la Bretagne (Grande-Bretagne). Pour les romains, Bagacum était prisé pour la richesse de sa terre, ses forêts de hêtres et son artisanat.
Le musée du Forum antique de Bavay, composé de deux parties évoque la vie publique, le forum et les rites funéraires, puis la vie privée des romains, le rôle des enfants, des femmes et des esclaves à Bavay, l’habitat et la pratique du culte notamment à travers la valeur des objets. A l’issue de cette traversée, Marguerite Yourcenar et l’empereur Hadrien se font face, et l’on ne peut occulter l’importance de la culture latine et grecque pour comprendre l’Histoire, et la rencontre entre un écrivain contemporain et un empereur romain.
Année Marguerite Yourcenar
Cette année, c’est un peu comme si nous entrions au cœur d’une tablette numérique consacrée à Marguerite Yourcenar. Tout à coup, avec le pouce et l’index nous aurions envie d’agrandir ce passage consacré à Hadrien, pénétrer dans l’ouvrage pour en comprendre son intention, ce qu’il traduit. Un roman que Marguerite Duras mettra près de trente années à écrire. Elle se passionne pour l’antiquité et l’empereur Hadrien à partir 1924, séduite par la Villa Hadrien lors d’un voyage à Tivoli. Déjà en 1914, alors qu’elle n’a que onze ans, lors d’une visite en famille au British Museum, la réplique du buste d’Hadrien retrouvé dans la Tamise l’avait profondément marquée. Marguerite Yourcenar commencera à emmagasiner une documentation variée et réaliser des albums composites, ses « scrapbooking », matière qui lui servira à se mettre dans la peau de l’empereur Hadrien lorsqu’il s’agira enfin de se consacrer définitivement à l’écriture de ses mémoires, comme si elle n’avait pu s’y soustraire. Entre Hadrien et Yourcenar, un lien ténu s’est tissé, la relation a pris son temps, s’est installée, un pas en avant deux en arrière, jusqu’au moment de l’immortaliser. Une liaison si forte que, lorsqu’elle sera reçue à l’Académie française, elle acceptera une médaille à l’effigie de l’empereur, avec une louve romaine au verso, plutôt que l’épée gravée. C’est cela que l’on découvre pour commencer : Marguerite Yourcenar écrivant tantôt au féminin, tantôt au masculin, dans son « laboratoire » qui compose la première salle de l’exposition (manuscrits, tapuscrits, annotations, œuvres originales, premières éditions, albums de scrapbooking donc).
Les mémoires d’Hadrien
Roman épistolaire, Hadrien adresse une longue lettre à Marc Aurèle, dont il fait son descendant, lui qui n’aura pas d’enfants. Il lui lègue ses expériences, sa vie, ses erreurs et ses succès, historiques et romanesques. Une œuvre imaginaire et néanmoins réaliste, parfaitement étayée. Tel est le propos : relire de manière « augmentée », au cœur du livre mis en espaces, l’itinéraire réécrit d’un époux, d’un guerrier, d’un sénateur, d’un chasseur, d’un intellectuel, grand lecteur et poète, curieux de science et de médecine lorsque sa santé déclinera, passionné, vouant un culte à Antinoüs, son cher éphèbe. Une approche justifiée par la somme d’archives et d’éléments archéologiques, qui constituent la matière première de Marguerite Yourcenar. Davantage qu’une lettre-testamentaire fictive, ces mémoires révèlent aussi la feuille de route de l’empereur et cette transmission insolite, ésotérique, entre Hadrien et Yourcenar. Comme l’introduit Achmy Halley, directeur de la résidence d’écrivains-voyageurs Marguerite Yourcenar, il s’agit de « se mettre dans la peau de Marguerite Yourcenar, comme elle-même a pris possession d’Hadrien, et la meilleure source a été de lire ce qu’il lisait pour le comprendre », comme l’exposition offre une lecture pointue de Yourcenar. Chemin mémoriel et littéraire, qui commence par le rôle des mausolées, et le prestige qui les entoure. L’occasion de faire connaissance avec Sabine, l’épouse d’Hadrien, qui sera divinisée à sa mort, dont l’âme montera vers l’Olympe. Le parallèle entre l’amour des voyages de Marguerite Yourcenar se révèle ensuite, à travers la carrière sénatoriale d’Hadrien, à Athènes qui occupe une place centrale. Le guerrier n’est pas passé sous silence, lorsqu’il décide de reconstruire Jérusalem, suscitant la révolte des Juifs et une guerre de 135 à 132. Le volet militaire s’ensuit logiquement, puis l’on découvre Hadrien chasseur de gibier et de plumes d’oies, pour écrire. Hadrien poète, notamment de l’âme, Hadrien orateur qui écrivait lui-même ses discours politiques. Vieillissant, son rapport au corps le préoccupe, puis le rapport aux animaux et à la nature l’interroge. Autres points communs avec Marguerite Yourcenar. Enfin, Hadrien est connu pour sa passion vouée à Antinoüs, son cadet à la beauté sidérante. Ultime rapprochement avec Marguerite Yourcenar, et Grace. Hadrien divinisera son bel éphèbe, et s’enveloppera d’un deuil ostentatoire à la mort d’Antinoüs, au point de décider de créer une ville à sa mémoire.Le musée du Louvre possède la statue d’Antinoüs que l’on découvre, pièce flamboyante de l’exposition.
Pour terminer, Hadrien et les mémoires de Marguerite Yourcenar deviendront des sources d’inspirations diverses : un parfum Annick Goutal, un sketch des Deschiens, un film de Xavier Beauvois, un ballet, une BD… L’ouvrage devenu culte sera traduit dans plus de 40 langues.
"Marguerite Yourcenar et Hadrien, une réécriture de l'Antiquité"
Fouille littéraire et archéologique à découvrir jusqu’au 30 août, au Forum antique de Bavay. www.forumantique.lenord.fr
photos symboliques de l'exposition à Bavay