Connaissez-vous l’Amok ? Cette fièvre ardente et aliénante, une fièvre à la folie ? Une fièvre contre laquelle, il n’est pas possible de lutter, obsessionnelle et « sangsuelle ».
Elle s’attaque à des personnes de grande vertu, des personnes de bien, que trop de moralité, de loyauté et d’humanité aveuglent. En l’occurrence, un médecin des bas-fonds de la Malaisie est sollicité par une riche européenne. Elle lui demande de "l'avorter" avant le retour d’un voyage d’affaires de son époux. Bien entendu, elle paiera, cela n’est que formalité. Fragilisé par les manières inconséquentes de cette femme dont l’attitude méprisante le blesse et l’attire, le médecin lui refuse son aide aux conditions énoncées. Il revendique davantage de respect. La femme se drape dans son orgueil et abandonne le médecin à ses considérations ineptes. Il est trop tard : le médecin est ferré. Obsédé par cette femme et l’aide dont elle a besoin, il se lance à sa poursuite. Une femme, un homme, un obscur arrangement, vengeance et trahison, préjugés et orgueil, paix et guerre, haine et confusion, secrets, irrésolutions, et trop de sang et de sueur versés. L’Amok est rouge-venimeux. Le propos est digne des tragédies grecques, des drames écrits par ces auteurs russes torturés, ou reflète-t-il la noirceur londonienne du XXe siècle. Quoiqu’il en soit, Stefan Szweig est probablement le premier auteur à se soucier de l’avortement d’un point de vue romanesque, et de ses conséquences.
L’Amok, fait de société, ne pouvait être incarné que par un homme solide et vulnérable, bourru et tendre, lumineux et enténébré ; Un de ces gars possédé, emprisonné dans les circonvolutions d’un esprit enflammé. Un ce des êtres que trop d’enfermement a rendu prisonnier d’un monde qui a poursuivi son chemin sans lui. Il y a du Jean Genet dans ce type-là, « à faire pâlir le jour ».
Alexis Moncorgé a adapté l’Amok, et force est de constater qu’il a su capitaliser sur l’héritage de son grand-père, Jean Gabin. Car l’Amok ne se satisfait pas de demi-personnalités, demi-mesures. L’Amok s’empare d’Acteurs, de gueules, de présences, de voix, de corps et d’âmes. Une mise en scène sobre, de subtils jeux de lumières et cette logorrhée vertigineuse. C’est humide et suintant, ça fout la frousse comme si l’Amok se transmettait ; Moncorgé s’expose, et explose, si près de nous. Palpable, et à la fois nous embarque en Malaisie. 1912. On étouffe, le mal de mer, l’haleine gluante du continent inonde nos sens. Dans la pénombre, l’Amok dévaste.
Une prestation remarquable, d’une justesse effroyable. Une diction et une dévotion qui restituent un texte dans toute sa puissance. Il était temps que le théâtre parisien redonne aux Auteurs la place qui leur revient. Vous ignoriez Zweig ? Vous en aviez oublié la substance si dense ? Immergez-vous au Poche Montparnasse.
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Chronique d'Alain Malraux à retrouver dans le dernier Service Littéraire