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Joy de Rohan Chabot ? Ce genre de personnes singulières, qui ponctuent leurs mots par « C’est Mer-Veill-Eux ». Même quand tout s’écroule, c’est mer-veill-eux, d’une voix douce et posée, avec un naturel désarmant. Tel, qu’à l’issue de la rencontre, j’en oublie à quelle sorte de monde j’appartiens. Pas tout à fait réel, inique ou oppressant, ni complètement imaginaire ou idéalisé. Discuter avec cette femme aux vies plurielles constitue une expérience : une plongée dans un ailleurs utopique et magique, extravagant et borné, rayonnant et tourmenté. Paradoxal et hybride. Mi-femme, mi-féline, à l’instar de « Me + Cat » (« Moi et le chat »), de la photographe Wanda Wulz (1932). Le chat : l’avenir de la femme créatrice ? Symbole de la complexité d’une artiste à la fois gracile et dotée d’une force que Vulcain n’aurait pas reniée ?
Joy de Rohan Chabot a été élevée à la campagne par sa grand-mère, au contact d’animaux et de la nature, dans un château. Enfant, elle lit des contes de fées et prétend « discuter avec les chiens et les chats, les ours », ou « en rêver ». Elle se sent proche d’Alice, de Boucle d’Or mais aussi de la Princesse aux petits pois. Une « vraie princesse ». Joy de Rohan Chabot a été élevée seule, elle n’est pas allée en classe avant l’âge de quatorze ans, éduquée préservée dans son manoir, comme jadis. Le parallèle avec Marguerite Yourcenar, élevée au domaine du Mont Noir par sa grand-mère et son père, qui ornait les cornes de leurs chèvres de couleur or pour révéler une vie fantastique, ne semble pas incongru.
Dyslexique, Joy de Rohan Chabot compense son handicap grâce au pinceau. Peindre devient son mode de communication, au détriment de toute forme d’oralité. A mesure qu’elle domine cet art, elle développe l’instinct de préserver son intimité : elle dévoilera au grand public ses peintures, entre impressionnisme et expressionnisme, ou ses décors sensationnels, et n’exposera jamais les toiles de sa famille ou de ses chats : « C’est à moi ». Et, à l’instar de ses chats, elle enchaîne une trinité de trinité de vies mystiques et conquérantes. Mariée alors qu’elle est encore mineure, jeune maman, son époux ne trahira ni n’annihilera jamais son destin, et ses enfants ne constitueront pas un barrage contre l’impérieuse inspiration de leur mère.
Les multiples vies de Joy de Rohan Chabot
Joy apprivoise pour commencer la peinture à l’huile. Ses toiles bientôt exposées rencontrent un succès, et très vite elle se sent à l’étroit. L’espace est limité pour les choses de la nature. Sa conquête spatiale passe par l’articulation, et les paravents deviennent un support lui offrant la liberté recherchée. Elle s’initie alors au procédé de la laque. Elle dépose un dossier qui sera admis par l’Ambassade de Chine pour parfaire sa technique, et part trois mois en République Populaire de Chine. Elle réveille son époux en pleine nuit pour lui annoncer son départ inattendu. Elle lui abandonnera la garde de leurs deux fils. Emancipation des années 1970. Elle partira seule, avec une paire de jean’s, de basket, sa longue natte balayant son dos, et une chemise de nuit dont elle découpera chaque jour un morceau qu’elle enverra à son chien par courrier, pour qu’il ne l’oublie pas. Son rapport aux animaux demeure particulier. En Chine, elle apprend la concentration et le silence. Quelques souvenirs ? Les jardins de pivoines recouverts de parasols protecteurs, Mao dans son cercueil ou … ce jour improbable. Elle attend d’être reçue. Lieu diplomatique. Elle se retrouve installée non pas dans un salon attenant, quelques minutes, mais presque une journée, assise sur une chaise, devant une coupelle remplie d’eau dans laquelle évolue un poisson rouge. Hypnotique. L’art de la méditation.
Elle visitera d’autres pays : le Japon, le Brésil, le Chili, l’Australie, la Suisse, l’Angleterre. Elle dessinera des kimonos, des décors de boîte de nuit et de plateaux de cinéma. Parallèlement, Joy de Rohan Chabot mène une carrière de mannequin et une existence « people ». Photographiée par les plus grands, de toutes les extravagances, égérie des magazines en vogue, elle emmènera Alain Delon dans ses bagages, deviendra proche de Mireille Darc et de Régine. Grâce à l’aura de Delon et Darc, elle ramènera un perroquet du Brésil. D’un point de vue artistique, elle conjugue désormais la laque, et la peinture en trompe l’œil. Mais Joy utilise des bombes de peinture nocives, de la peinture de voiture, et peint sans scaphandre. Les problèmes de santé apparaissent. Qu’importe, elle se consacre à la peinture sur verre de paravents, incrustés de feuilles d’or. Le silence réapparaît : le moindre éternuement peut dévoyer le traitement. Puis, elle entame sa période Lanvin : « J’ai eu envie de réaliser des meubles, et Lanvin m’en a offert l’occasion ». Elle apprend à souder, à chauffer, à taper, à forger. Ses matériaux deviennent le fer, le métal, le bronze. Ses instruments le marteau, les tenailles. Elle enchaîne une période de commandes pour Dior. Ce contrat lui permet une aisance financière, mais les délais freinent sa créativité et l’étiolent. Elle trouve un compromis avec la maison de luxe et partage son temps entre honorer ses engagements et créer. La série des papillons oniriques naît. Nouvelle technique : découpe au plasma puis au laser. Les ailes de ses papillons méritent un paysage à leur dimension. Elle va s’atteler à la forêt rêvée, constituée de chaises, de balustrades, de lampadaires, de miroirs, de hérissons, d’insectes et de pies, de grenouilles et de libellules, d’oiseaux. Elle créée à plat, d’abord un dessin qui absorbe l’idée, qu’elle plie. Puis elle éprouve le carton, pour vérifier le volume à plus grande échelle. Un an est nécessaire entre crayonner ce qu’elle imagine, et la réalisation entrecoupée de recherches techniques.
Aujourd’hui Joy de Rohan Chabot partage son temps entre son atelier parisien (conceptions, finitions) et l’Auvergne (manuel, fonderie, dorures, soudures…). Son mari, après plus de 50 années passées ensemble, semble avoir trouvé un équilibre auprès de Joy : « Il a été antiquaire notamment, mais n’a jamais aimé travailler. Il a toujours privilégié les mondanités quand moi j’ai préféré la solitude et mon travail. Il se lève depuis des années au cœur de la matinée, heureux de n’avoir aucune contrainte professionnelle, alors que je suis debout depuis l’aube, dans mon atelier, et que sans cela, je ne me serais pas épanouie. Il gère les papiers, mes factures, nous nous accordons merveilleusement ». Et vos enfants, je tente ? Comment ont-ils vécu cette existence et une éducation sans doute peu banale ? « Mes fils sont mer-veill-eux ! Tous deux chefs d’entreprise, ils vivent comme des marginaux et à la fois responsables. Ils ont développé tôt un esprit d’entreprise : le plus jeune a fondé un magazine à l’âge de 14 ans !». Avec Joy de Rohan Chabot, c’est la vie qui semble rêvée. J’ai envie de rayer ce mot : Entrave, de mon dictionnaire et de surligner celui-ci : Liberté. Lorsque nous quittons le musée des Avelines à Saint-Cloud, l’orage gronde. Le regard de Joy se met à fixer là-bas, j’ignore où exactement, comme le ferait un chat : « Il faut que je rentre, mon chat m’attend. Nous entrons en télépathie, je sais qu’il va très bien, je ne m’inquiète pas ».
La forêt rêvée de Joy de Rohan Chabot
Je ne connaissais pas Joy de Rohan Chabot, j’ai été captivée par sa forêt rêvée lors du vernissage au musée des Avelines en présence du président Valery Giscard d’Estaing et du maire de Saint-Cloud, Eric Berdoati qui a salué « Cet immense honneur de recevoir dans la commune de Saint-Cloud un président de la République ». Et de poursuivre : « Partager la sensibilité d’un artiste avec l’histoire de Saint-Cloud. Tout le monde connaît les paysages de Joy de Rohan Chabot, qui symbolisent davantage : un voyage (…), un moment de respiration. Chaque objet est unique et de nouvelles œuvres ont été créées spécialement pour le Musée des Avelines, avec pour origine l’arbre protecteur au feuillage vert et or. (…) C’est l’alliance du bronze, de l’aluminium et de l’acier. (…) La peinture sur verre notamment sur ces grands paravents qui captent la lumière du jour et de la nuit. (…) En 2008 Joy de Rohan Chabot créait –Les Jardins Immobiles au musée Jacquemart André ; En 2016 : elle créée –La Forêt rêvée au musée des Avelines de Saint-Cloud ! (…) Ces fleurs chatoyantes, ces herbes folles, ces papillons lumineux… une forêt imaginaire et féérique, des espèces végétales et animales qui allient la paix et la poésie ». Eric Berdoati a terminé avec un poème de Victor Hugo issu des Contemplations : « Aux Arbres ».
Aux Arbres citoyens ! Joy de Rohan Chabot, une rencontre spéciale. J’ai eu l’impression de traverser un écran invisible et de pénétrer un film de Jacques Demy. Le silence musical qui s’empare de cette forêt est éblouissant.
Rendez-vous au Musée des Avelines à la découverte de « La forêt rêvée » de Joy Rohan Chabot. Jusqu’au 17 juillet. www.musee-saintcloud.fr
Vernissage de l'exposition de Joy de Rohan Chabot "La Forêt rêvée" à Saint-Cloud
La Forêt rêvée de Joy de Rohan Chabot, au Musée des Avelines, Saint-Cloud ©Gilles Plagnol – Ville de Saint-Cloud
Joy de Rohan Chabot en compagnie de son chat Pee Yu, félin inspirateur en noir et blanc comme en couleurs