Dylan et moi
De Bob Dylan je croyais tout connaître et pour commencer qu’il était poète de sa vie. J’avais lu ses chroniques et son urgence de vivre et de réussir parce que tout de même il n’était pas parti de chez lui avec cette seule certitude, davantage qu’une ambition, et à un moment donné il fallait bien qu’il prouve qui il était en dépit des quolibets, ses livrets-CD Biography et Biograph, j’avais des imports rares et tous ses albums ça va de soi et des coffrets, j’aimais en particulier les CD de sa période christique (ma préférée), j’avais même celui consacré à Sinatra et son album de Noël que j’appréciais moins mais que j’écoutais, Dylan raconté par Gilles Verlant, par lui-même, par Robert Shelton, par François Bon, par Alain Rémond, Nicolas Rainaud et ses figures, et aussi Thomas Karsenty-Ricard, Dylan passant dans les livres sur la Beat Generation ou en filigrane chez Ginsberg, Burroughs et Sontag, Dylan sacré, Holly ; En écoutant Patti Smith j’entendais Dylan, en lisant Kerouac je lisais Dylan, en récitant Dylan Thomas, je déclamais Dylan mais aussi chez Whitman et ne serait-ce qu’en regardant une feuille d’herbe le visage de Dylan m’apparaissait, mystique et minuscule tête de moineau ; Evidemment en écoutant Baez, évidemment Guthrie et même avec beaucoup d’émotion, et chez les frères Coen je voyais Dylan au cinéma auprès de Van Ronk, et puis avant chez Scorcese mais pour de vrai, et « I’m not there » de Todd Haynes. J’avais d’autres DVD en rapport avec Dylan, Hurricane Carter, Everything is broken in Offenbach, Back in Review. J’en oublie probablement, comme Renaldo & Clara, et puis je passe sur les magazines, les piles de « Rolling Stones » archivées.
Par un fait que je ne m’explique pas, en écoutant David Bowie je ne retrouvais jamais Dylan, il y avait Bowie d’un côté et par ailleurs Bob Dylan dans mon esprit et j’exposais volontiers l’un, à en donner le vertige aux autres, et gardais l’autre pour moi comme un secret un trésor dont j'aurais été la seule dépositaire. Ça n’avait rien à voir, d’un côté la midinette impavide et sans scrupule en moi s’exprimait, et de l’autre quelqu’un d’authentique et de fervent, presque pieux, de solitaire en tout cas, avec les mots et l’écriture, en quête de soi. Pourtant je n’ai jamais été spécialement portée vers la religion et quand cela m’était arrivée j’avais reculé de trois pas après en avoir avancé un. N’empêche, quand j’écrivais, il y avait toujours une référence à un évangile un apôtre la Bible, dont son auteur avait déjà tout écrit comme histoires et de l’Histoire. Même refrain concernant mon arménité que je voyais partout mais que je faisais tout pour éloigner de moi. Quoi d’autre ? Musicienne, j’avais les partitions de Dylan, chroniqueuse, les catalogues des expositions qui lui avaient été consacrés ou des albums de photographies. En réalité je crois que de Dylan, j’aurais pu concevoir une sorte de mausolée, un autel particulier et : même pas Welcome to This Hotel. Je sais pourtant que cela n’aurait pas fonctionné. Parce que la vérité, c’est que Dylan est insaisissable. Suze avait essayé, puis Sara et Joan, ses biographes avaient tenté, des auteurs, des journalistes, des photographes, et so what ? Dylan, c’est comme Jesus-Christ : personne ne saura jamais si c’est un mythe ou la réalité.
Dylan, poète de sa vie
Je viens de terminer cette nouvelle biographie de Jean-Dominique Brierre et j’ai l’impression de découvrir Bob Dylan pour la première fois. Peut-être, me dis-je –et là j’entends Gilles Verlant se moquer de moi (Ah ! je déteste ces formules « entends-je », « dis-je », « palé-je » c’est moche, ampoulé et prétentieux), donc en mémoire de Verlant je reformule d’autant qu’il n’avait pas tort. Peut-être que je suis mûre aujourd’hui, que j’ai atteint un certain degré de sagesse –ou de distance, qui me permet d’écouter Dylan, de l’entendre, de m’accorder.
Je retiendrai cinq aspects évoqués par Jean-Dominique Brierre, moins dans une logique de comparaison bien sûr, que pour expliquer que je suis peut-être arrivée à ce stade de ma vie où enfin Dylan me correspond et qu’avant, je n’avais rien compris. Parce qu’il a toujours pris grand soin de brouiller les cartes et d’éparpiller volontairement les morceaux de puzzle qui le constituent pour se consacrer à son don : la poésie. Dylan, c’est avant tout une voix. Une voie ?
Lui-même
On a souvent dit de Dylan qu’il était distant avec son public, voire méprisant. La raison en est probablement qu’il n’est pas ce qu’on appelle en Amérique un -entertainer, un homme de spectacle qui parle au public, le fait chanter avec lui et lui demande de taper dans ses mains. Selon lui, son travail se suffit à lui-même et ne nécessite aucune participation de la salle. « Mes chansons sont de la musique personnelle, elles ne sont pas collectives. Je ne voudrais pas que les gens les fredonnent avec moi. Cela me ferait drôle. Je ne joue pas devant des feux de camps. Je ne me souviens pas que quiconque ait jamais fredonné Elvis, Carl Perkins ou Little Richard. Il faut faire en sorte que les gens ressentent leurs propres émotions. Un artiste de scène, s’il fait vraiment ce qu’il se doit de faire, ne ressent pas lui-même la moindre émotion »
Foi et coïncidences
En septembre 2012, Mikal Gilmore, journaliste à Rolling Stone, se rend chez Bob Dylan, soixante et onze ans, pour l’interviewer. Au milieu de l’entretien, le chanteur se lève et va chercher un livre qu’il tend à son interlocuteur. Il s’agit de Hell’s Angel, un ouvrage dans lequel l’auteur, Sonny Barger, raconte la mort dans un accident de moto en 1964 d’un hell’s angel de la Côte Ouest nommé Bobby Zimmerman. Pour Dylan, cela ne fait pas de doute, l’âme de cet homonyme a été transférée dans son corps à lui, deux ans plus tard lorsque lui-même a eu un accident de moto. Stupéfait le journaliste tente de le comprendre. Dylan lui explique qu’il s’agit d’un phénomène bien connu, décrit dans l’Evangile sous le nom de transfiguration. En d’autres termes, Dylan aurait vécu l’expérience de la renaissance dont parlent les born again. Il serait, à partir de juillet 1966, devenu une autre personne. D’où cette remarque à Gilmore : « Lorsque vous me posez certaines de vos questions, vous les posez à quelqu’un qui est mort depuis longtemps. Mais les gens commettent cette erreur à mon sujet tout le temps. J’ai vécu beaucoup de choses. La transfiguration est ce qui vous permet de vous extirper du chaos et de le survoler. C’est grâce à ça que je peux continuer à faire ce que je fais, à écrire des chansons, à chanter et à avancer. » Des propos qui, aussi extravagants qu’ils puissent paraître, prouveraient que Dylan n’a jamais perdu sa foi en Jésus-Christ.
Identité
C’est en 1978, peu de temps avant de se convertir au christianisme, que Dylan prendra le plus ses distances avec le judaïsme. (…) Je n’ai jamais eu d’éducation juive poussée. Je ne m’accroche à aucune croyance. Je crois en toutes et en aucune. (…) » Toujours cette volonté de s’éloigner de ses racines, voire de les renier, il ira même jusqu’à remettre en cause sa propre généalogie : « Ecoutez, je ne sais pas à quel point je suis juif, car j’ai les yeux bleus. Mes grands-parents étaient russes, et si l’on remonte aussi loin, laquelle de ces femmes n’a pas été violée par les cosaques ?
(…)
L’acte de rendre invisible le nom qui a été le sien pendant toute son enfance est pour Robert Zimmerman une seconde naissance. En effaçant son patronyme (…), il fait symboliquement disparaître du même coup sa judéité.
(…)
La judéité semble pour Dylan avoir toujours été un problème. Aussi variera-t-il à ce sujet, au fil des années, entre affirmation de son identité juive et son quasi-rejet. « Ça m’intéresse de savoir ce qu’est un juif et qui il est, concèdera-t-il un jour. (…) Mais un juif est différent, car beaucoup de gens haïssent les juifs. Il y a quelque chose qui se passe là de difficile à expliquer »
Sens
Cette recherche de soi par le verbe est en filigrane de « Mr. Tambourine Man » (…). Avec cette chanson, se libérant pour la première fois complètement du sens, Dylan cesse de délivrer un message univoque. Ce qui sera à l’origine de bien des malentendus. A partir de « Mr. Tambourine Man » les exégètes vont se déchaîner, rivalisant d’interprétations, se faisant fort de révéler aux béotiens ce que Dylan veut dire véritablement. Or, Dylan ne « veut » rien dire (…). Comme il le confiera à Joan Baez : « Je ne sais même pas moi-même ce qu’elles veulent dire »
Equilibriste et résolu
« Il faut marcher sur le fil du rasoir pour rester en contact avec quelque chose qu’on a créé...
Ou bien ça tient le coup pour vous, ou non. Beaucoup d’artistes disent : Je ne peux plus chanter de vieilles chansons. Et je les comprends, parce qu’on n’est plus le même que celui qui les a écrites. »
En Dylan, je découvre mon double mon jumeau et se sont ses pensées tout entières que j’aimerais recopier, pour être comprise, écoutée, entendue et après tout : à quoi bon ? C’est ce qu’en conclurait sans doute Dylan.
Jean-Dominique Brierre a réalisé un travail de recherches extraordinaire sur son écriture automatique, son inspiration, ses idoles et ses influences, sa méthode de travail et ses collages, son sens de la famille et sa passion pour la scène et la route, ses paradoxes, son refus d’une vie ordinaire et son mode ascétique d’élever ses enfants, ses chansons qui sont davantage des nouvelles que de simples vers mis bout à bout, protestaire, drogué ? pas si sûr, parano ? sans doute, symboliste ? oui, possédé, justicier ? persona, égalitaire, hippy ? bosseur, libertaire : Bob Dylan pourrait en devenir la définition. Pourquoi lui ? Dylan a toujours dit qu’il s’était mis à écrire parce que les chansons qu’il aurait aimé chanter n’existaient pas. (…) C’est plutôt le texte qui induit la musique et non l’inverse. Ce qui tendrait à prouver que Dylan est davantage poète que musicien. Méditatif ? « Beaucoup de mes chansons ont été écrites après le coucher du soleil. Et j’aime les orages, j’aime rester levé pendant les orages. Je suis souvent très méditatif. »
Si chaque lecteur de ce livre retient ne serait-ce qu’une ligne, dans laquelle il se retrouve comme si Dylan s’adressait en personne à lui, c’est que Jean-Dominique Brierre a réussi son livre. Moins par la documentation et le conducteur dont il ne dévie jamais que par ce qu’il réussit à transmettre, enfin de Dylan, c’est-à-dire rien. Masked and Anonymous. Peu d’élus comme Dylan. « Un chat siamois (…) pourrait bien symboliser le caractère indomptable du poète ».
Et si, pour poursuivre cette lecture estivale, on se replongeait chez Matthieu 17, 1-9, Marc 9,2-9 ou Luc 9, 28-36 ?
Bob Dylan, poète de sa vie par Jean-Dominique Brierre. Editions de l’Archipel, 374 pages et cahier photo de 8 pages, 22 euros.