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Immeuble entre Est et Ouest
L’agence « L’Art et la Manière » organise des visites d’expositions ou de lieux insolites et patrimoniaux mais aussi des événements culturels. Récemment, l’agence proposait la visite de l’appartement de Le Corbusier situé dans le premier habitat collectif créé par l’architecte, à la frontière de Paris et de la banlieue. Dans le quartier des Princes, résidentiel, cet immeuble relève d’une commande des promoteurs Kouznetzoff et Noble. Charles-Édouard Jeanneret-Gris, Le Corbusier, s’inscrit dans l’élan vertical des années 1930 et ce qu’il imagine va préfigurer sa « Cité Radieuse », classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Le cahier des charges impose à Le Corbusier de trouver lui-même les occupants dans cet immeuble d’un genre nouveau, où il édifiera son lieu de vie : un duplex aux 7ème et 8ème derniers étages.
L’entrée de l’immeuble se trouve rue Nungesser-et-Coli dans le 16ème arrondissement de Paris. L’accès aux servitudes, chambres de services au rez-de-chaussée pour permettre l’agencement des terrasses panoramiques, et au parking est prévu à l’arrière de l’immeuble, rue de la Tourelle à Boulogne-Billancourt. Immeuble frontière singulier, entre Est et Ouest.
Cinq principes orientent sa construction et définissent le style Le Corbusier : des plans et des façades libres et unifiées, des fenêtres horizontales qui remplacent les murs pour une luminosité transversale, un système de pilotis qui remplacent les murs porteurs, et ses toit-terrasses. Cet immeuble a valeur de manifeste esthétique, économique, sociologique qui contraste avec le Boulogne de ces années-là : pierres de tailles Haussmanniennes, villas aux façades blanches et aux motifs décoratifs. Or pour Le Corbusier : « l’ornement est un crime », s’il n’est pas justifié par la construction. Le Corbusier se préoccupe de l’environnement et entend renouveler l’urbanisme en combinant la nature et des matériaux industriels (verre, fer, acier, béton armé). Homme de marketing, il définit un argumentaire sans précédent pour qualifier son immeuble « hygiéniste », vantant sa proximité avec le vélodrome du Parc des Princes, le stade Jean Boin, la piscine Molitor, Roland Garros.
Appartement-duplex sur les toits
Son propre appartement revendique ses idées. Pour le visiter (avant deux ans de travaux), il s’agit d’emprunter l’escalier de service qui donne sur la cour, unique espace d’éclairage, après avoir traversé le hall austère soutenu par des piliers noirs et un plafond puits de lumière diffusée par le biais de pavés de verre opaques. Un mur d’œuvres plastiques a été rajouté plus tard. Le rez-de-chaussée offre les commodités d’un immeuble collectif comme la buanderie et selon son idée, le premier studio était conçu pour devenir une garçonnière.
Dans l’appartement, outre les pilotis, une voute de 6 mètres de large, 12 mètres de long et 3,5 mètre de haut porte la structure dans la pièce qui fut l’atelier du peintre, car Le Corbusier était architecte urbaniste, théoricien et peintre avant tout, dès 1930, à l’origine du courant « puriste ». L’espace dédié à la peinture est le plus volumineux, avec comme particularité ce mur mitoyen en briques apparentes dont Le Corbusier disait : « La pierre peut nous parler ». C’est devant ce mur qu’il se laissait volontiers photographier.
Il s’installe dans cet appartement en 1965, avec son épouse Yvonne, et partagera son temps entre Boulogne-Paris 16, son cabanon de Roquebrune Cap Martin et un bureau rue de Sèvres. Au sol, un carrelage 20 par 20 recouvre toute la surface. Aux murs, des bow-windows, verrières et baies vitrées avec une vue sur la cité et les jardins et une vitre « modulor » créée sur mesure. Si les fenêtres apportent l’essentiel de la lumière, certains murs hébergent de longs bras qui se terminent par une ampoule nue. Minimaliste.
Les espaces sont confinés, « pépères » selon les propres termes du couple embourgeoisé, sur une surface de 240 m2, comme le coin-bureau de Le Corbusier agencé avec un système de casiers de tri, imaginé par Charlotte Perriand, qui reproduira l’idée dans la cuisine décloisonnée, dont le plan de travail est en bois noir okoumé. Le salon et la salle à manger sont décorés de manière géométrique et angulaire, la table de séjour est conçue comme une table de légiste avec ses rigoles, les chaises Thonet, les tapis de Roumanie. Une anecdote : Le Corbusier maniait la communication avec ostentation et n’hésitait pas à solliciter tel ébéniste, tel manufacturier, tel ferronnier pour obtenir à titre gracieux une pièce distinctive pour compléter son mobilier vantant le fait qu’il saurait le recommander et la valoriser lors d’interviews à son domicile. Le principe du « gagnant-gagnant », déjà…
Le mobilier est d’origine, comme le lit surélevé pour offrir au couple une vue inestimable sur les toits Boulogne-Billancourt et Paris. Tellement surélevé qu’un escabeau permettait de s’y installer. La chambre à coucher est dénudée : le fonctionnel prime. Un lit, chacun son cabinet de toilette, baignoire sabot ou douche. Au milieu de l’appartement, l’escalier en béton peint conduit au toit et à la chambre d’amis qui comporte toutes les commodités.
L’appartement, classé Monument Historique depuis 1972, suit les codes du « Mouvement Moderne » comme la Villa La Roche ou la Villa Savoye. Des habitations conceptuelles : maisons « Cithron », comme des machines à habiter sur le modèle des automobiles Citroën.
Dans le triangle d’or, des Princes, rue du Belvédère ou quartier des Pins, d’autres immeubles ou hôtels particuliers typiques de ces années ‘30 co-existent : modernistes, néo-classiques ou régionalistes, sans toit-terrasse mais avec d’élégantes corniches (Auguste Perret), en pierre de Bourgogne et aux formes art-déco, aux façades blanches, aux fenêtres verticales. Des habitations qui regorgent de récits, comme le pavillon où André Malraux vécut un temps, ou celui conçu de manière à pouvoir accueillir un orgue aux dimensions extravagantes, désormais abrité par l’Eglise Sainte Odile.