La parution de son ouvrage « Au royaume de l’espoir, il n’y a pas d’hiver : soigner en zone de guerre » (Éditions Robert Laffont / Versilio) date (fin 2015), il demeure cependant d’actualité. D’une féroce actualité. Le genre de récits que l’on préfèrerait oublier, à l’instar d’initiatives comme l’organisation fondée par Coluche, par exemple, venant en aide aux personnes démunies.
Élise Boghossian était destinée à « réparer les injustices », et venir en aide à ceux qui sont « moins visibles, minoritaires, persécutés »
Dès l’enfance, elle sait. Son père fuit la Turquie et le Liban, son grand-père est un survivant du génocide des Arméniens, ils connaissent l’exil, le déracinement. Elise naît en France, un pays aux multiples opportunités. Elle grandit dans un univers familial qui porte un discours de paix, qui a foi en l’avenir, en dépit des outrages, des massacres et des trahisons, du prix payé pour s’intégrer en France, dans une cité de Seine-Saint-Denis. Élise est scolarisée dans un pensionnat du Raincy, « l’école Tebrotzassère (….), lieu d’accueil des orphelins arméniens en 1915 ». Elise trouve sa place avec difficultés. « Malgré moi, je porte la mémoire de tous les disparus (…). A côté de cela, ma famille m’a élevée avec des valeurs de travail, courage et de réussite (…). J’en ai fait un carburant, un moteur de vie, en me disant que je ne serais pas une victime supplémentaire de cette histoire-là ». Elise se consacrera aux autres, et les personnages des Misérables de Victor Hugo, en particulier, cimenteront son ambition : « Ce qui m’importait surtout, c’était d’apporter ma contribution d’une manière ou d’une autre en soignant les nécessiteux. L’engagement vers l’humanitaire se profilait ».
Discuter avec Élise Boghossian n’est pas facile. Derrière sa silhouette brune, racée et déterminée, se cache une personnalité d’apparence fragile, à la voix douce et cristalline, posée. Élise Boghossian est une somme de paradoxes. Elle me consacre à peine vingt minutes et parvient à me raconter d’elle, sa vie de mère et d’épouse, son engagement humanitaire, ses missions, ses projets. J’ignorais le genre de femmes que j’allais rencontrer. Je l’imaginais vive, dans l’action et l’urgence, femme de terrain survoltée. Je la trouve calme et solide, extraordinairement ancrée. Elle ne me regarde pas dans les yeux, et me fait penser à un chat fixant un point invisible, là-bas, qui lui fournit toutes les réponses. Je sens que son esprit est saisi par mille dossiers, mais tout est cloisonné, ordonné. Elle est dans un camp, auprès de sa famille, et ici avec moi. Élise Boghossian est différente, remarquable et humble. Est-ce la pratique de l’acupuncture, de la médecine chinoise qui lui confère cette aura particulière ? Car Élise Boghossian pratique la médecine externe, tournée vers les autres au fond, au sens littéral.
Son parcours
Elle étudie la médecine chinoise et apprend à soigner à partir de dix mille plantes. « Entre des sessions de cours à l’université à Paris, j’alternerai, à un rythme de un à deux voyages par an, des stages de médecine chinoise dans plusieurs hôpitaux en Chine et au Vietnam. Et cela pendant une quinzaine d’années », écrit-elle. La principale qualité pour pratiquer cette médecine est l’observation, mais pas que : « Soigner recouvre le geste technique mais aussi l’accompagnement, la manière d’entourer, de donner confiance ». Car l’acupuncture peut faire douter. Mais Elise est convaincue et bientôt elle prouve les vertus de cette médecine sans pharmacopée : « Quelques points d’acupuncture peuvent soulager immédiatement et durablement la douleur (…), et réguler le rythme cardiaque ». Elise s’impose bientôt dans les camps de réfugiés avec cette pratique alternative qui « rend les gens acteurs de leur santé » insiste-t-elle.
La première fois, c’est en Jordanie. Elle coordonne aujourd’hui deux missions en Irak et à Calais, sur le modèle d’un bus-dispensaire. En France, elle dirige un cabinet, et se consacre à son époux et ses garçons de 6, 8 et 10 ans, à qui elle pense toujours à ramener un cadeau des pays où elle se rend. Comme une mère qui reviendrait d’un séjour de vacances. C’est cela qui étonne avec Elise Boghossian, cette capacité à ramasser ces vies très différentes sur le même plan d’égalité, en dépit des changements de rythmes, de valeurs, de coutumes.
Élise s’adapte, avec en tête un crédo : être à l’écoute. En tant que thérapeute, en tant que mère :
« Je m’occupe de leurs devoirs, j’essaie de régler les conflits qu’ils rencontrent à l’école, de leur transmettre la solidarité, je leur porte toute mon attention et je leur raconte mon métier. Nous avons passé un week-end à Calais ensemble, pour qu’ils comprennent ». De Calais, Elise raconte : « J’ai vu la jungle démantelée, la demi-jungle vidée, les passeurs en explosion car les voies d’arrivées des migrants sont de plus en plus nombreuses et selon la somme payée aux passeurs, Calais devient un ‘squat d’attente’. En avril dernier [2015] mille nouvelles personnes arrivaient. La plupart restent à Calais, en ‘transit’, le taux demeure constant même si le turn-over est significatif ; Les arrivées ne cessent pas. Les Kurdes ne paient pas le même montant que les Syriens ou les Soudanais, et ne restent pas aussi longtemps. Qu’importe : ce qui compte à mes yeux, c’est de soigner ces migrants qui n’ont plus de ressources. Il y a près de cinq cents femmes, qui attendent le terme de leur grossesse pour passer sur le sol de Grande-Bretagne et y faire naître leur enfant, lui offrir la nationalité anglaise qui leur sera plus favorable. Les soins sont nécessaires (…). En France, tout est plus lourd d’un point de vue administratif. En ce moment, je mène une campagne de levée de fonds pour pérenniser nos dispensaires ambulants, je m’appuie sur les réseaux sociaux, les fondations d’entreprises, l’Etat. J’organise des ventes aux enchères, des campagnes d’affichages dans les métros, les abribus… Dans mon équipe, une personne est déléguée à ces actions ». Quand Élise part, elle emporte sa valise qui contient 15.000 aiguilles et, sur place, dans les camps où elle se rend, le matériel est déjà prêt : 50.000 à 100.000 aiguilles. Toutes jetables et stériles, il n’y a aucun risque.
Elle soigne indifféremment les chrétiens, les musulmans, les femmes, les hommes, les enfants, elle n’opère aucune distinction.
« Face à la misère, il n’y a pas de différence. L’humanitaire est une vocation, rappelle-t-elle, j’ai peut-être une sensibilité exacerbée liée à mes origines, une prédisposition ». Quels liens tisse-t-elle avec les personnes qu’elle soigne ? « Je mets de la distance, je ne m’attache pas, pour autant j’éprouve de l’empathie. D’autant que ma priorité est tournée vers les populations en péril sur la durée, j’opère des suivis dans les camps qui ne sont pas couverts par l’ONU, j’apporte des soins sur le long-terme aux personnes les plus vulnérables ». Comment juger de la valeur ajoutée des soins dispensés par l’acupuncture ? « Des délégations, des experts viennent évaluer sur le terrain, l’OHCR, des ONG ». Les médias constituent-ils une aide ou un frein ? « Les médias sont plutôt de bons relais, parfois leur traitement s’éloigne du sujet de fond, et il est nécessaire de reprendre la parole, expliquer, recadrer, mais je n’y prête pas une attention majeure : les soins sont ma priorité, je soigne les victimes de guerre, les pauvres, les enfants, et mon action est totalement apolitique ».■
mai 2016
Elise Boghossian : « Au royaume de l’espoir, il n’y a pas d’hiver. Soigner en zone de guerre ». Editions Robert Laffont / Versilio. 227 pages, 18 euros.
Illustrations de l'article paru dans Azad magazine, trimestriel arménien, n°155, 3è trimestre 2016 : Elise Boghossian, les bus-dispensaires