« Comme la plupart des amours, l’amour des bibliothèques s’apprend » écrit Alberto Manguel*, écrivain canadien d’origine Argentine, actuel directeur de la Bibliothèque Nationale Argentine, à l’origine de cette exposition immersive : La bibliothèque, la nuit. Une plongée en 3D et 360 degrés au cœur de vingt bibliothèques mythiques, la nuit, dans le silence d’une nuit combiné à celui d’une bibliothèque. Une expérience fascinante, captivante et parfois effrayante, hors du temps, conçue par Robert Lepage, auteur, metteur en scène, acteur et réalisateur et sa compagnie Ex Machina.
En préambule, quelques citations d’Alberto Manguel quant à son rapport singulier et ambivalent aux bibliothèques : « La bibliothèque n’est pas seulement un endroit où règne l’ordre et le chaos ; c’est aussi le royaume du hasard », sur la « mobilité des livres » derrière leur apparent ordonnancement, leur numérotation sur une étagère, sur ce « lieu du silence, serein où l’esprit discute avec lui-même », « l’incarnation de l’infini ».
Une exposition en trois temps. Une première salle composée de maquettes de bibliothèques labyrinthiques qui semblent s’étirer, repousser limites et frontières par d’étonnants jeux de miroirs et de mises en abimes, des tableaux éloquents, de remarquables ex-libris (une sélection qui s’étend sur 3 siècles), des livres de classement manuscrits et numérotés, la bibliothèque de pierre, l’arbre de la connaissance, une édition du roman « La nuit aveuglante » d’André de Richaud, sous l’œil bienveillant de la chouette. Autant de documents qui proposent d’emblée toutes sortes d’analogies, d’allégories, de fulgurances et de circonvolutions de l’esprit, inexplicables et irrépressibles.
Une autre pièce. Une bibliothèque. La nuit. Derrière de sombres vitres à petits carreaux sur lesquels la pluie martèle, semblable à un métronome rythmant la loi du silence inhérente au lieu. Nous sommes à l’abri, parmi les livres dont l’organisation est insondable : « une méthode qui n’existe que dans ma propre tête, reflet de l’esprit d’un lecteur et d’un auteur, des livres qui ne sont précieux qu’à mes yeux, agencés selon un ordre qui m’est propre ». Bref : « Une Tour de Babel », en référence à la Genèse et à Borgès. La question se pose : réunir tous les livres est-il possible ou cela relève-t-il d’une utopie ? En rassembler certains implique d’en rejeter d’autres. L’on découvre le pouvoir de livres ou d’expériences si marquantes qu’ils sont à l’origine de l’urgence et la nécessité, pour Alberto Manguel, de constituer sa bibliothèque composée de sa nomenclature singulière et de son spectre des mots, unique. Les livres détruits ou perdus pendant les guerres (Sarajevo) ; les livres clandestins qu’avaient réussi à se procurer les enfants juifs au camp de Birkenau, une bibliothèque des enfants qu’il compare à celle de l’esprit humain. La bibliothèque d’Alberto Manguel est d’abord un mythe, puis un ordre, un espace et un pouvoir, une ombre et une forme, le hasard mais aussi un cabinet de travail, une intelligence, une île et une infinie de possibilités, une lutte pour la survie et contre l’oubli, le pouvoir de l’imagination mais aussi la construction d’une identité ; c’est surtout une demeure et chacun de ces chapitres renvoie à sa mythologie distinctive.
Enfin la forêt, la nuit, dans laquelle nous pénétrons par un passage secret, comme cela se produit dans les contes. L’étape du franchissement vers un ailleurs, où l’on va évoluer, se transformer : le rythme cardiaque s’accélère. On enfile un casque et des lunettes de réalité virtuelle, on s’installe –assis : la perte de tout repère et d’équilibre est instantanée. Nos yeux prennent les commandes avec émotion et impossible de ne pas chercher l’âme de Borgès qui plane, partout, environnante aux côtés de Manguel. Vingt bibliothèques nous sont proposées, selon un ordre aléatoire. Pour ma part, c’est à la bibliothèque Sainte-Geneviève que j’ai commencé ma visite. Paris, l’excellence. Extraordinaire reproduction de richesse intellectuelle, que j’associe à l’écriture, à son pouvoir incandescent et ardent. Puis celle du capitaine Nemo : le Nautilus, comme un souvenir d’enfance, premier pas vers la littérature, bruissement de l’eau et ondulations aquatiques. Direction le Japon : Kamakura que j’associe à Haruki Murakami et son sens de la narration poétique et onirique, persistant à progresser dans la nature. Toutes ont un « fort potentiel dramaturgique » indiquent les scénographes, toutes dévoilent une histoire, une architecture incomparable, un témoignage culturel et patrimonial. « Une caméra 360 degrés, c’est une grosse boule avec seize objectifs » poursuivent-ils et je me contorsionne, levant les yeux aux peintures du plafond, aux angelots, traquant un angle inattendu là-bas, une statue, regardant les fresques au sol, les influences, mais il semble si loin, si bas, ce sol, dans un univers parallèle tel, que je suis éprouvée, mes pieds dans le vide ou, au contraire, incroyablement stables, sur la connaissance, éparse certes, mais qu’il m’est possible de rassembler. Quoiqu’il en soit, ne rien perdre de cette bibliothèque jamais ouverte au public ou détruite, mise à ma disposition le temps d’une nuit, m’ancrer, faire contrepoids avec les sensations mouvantes et vertigineuses que produisent la réalité augmentée, et en même temps tenter de lire, me procurer ce livre que je découvre et qui recèle un secret, une information capitale qui m’est nécessaire ici et maintenant, en synchronicité avec mon état d’esprit, mes recherches, ma vie d’aujourd’hui, qui va relier mon passé et mon futur, me lier à d’autres destins. Y faire obstacle serait une erreur. La bibliothèque de Sarajevo me trouble, j’y demeure longtemps. Ancien hôtel de la ville, j’écoute ce musicien qui poursuit son morceau en dépit des flammes qui me lèchent et des bombes qui me frôlent et, à son instar, je demeure imperturbable, réfléchissant sur ce théâtre d’un massacre. Je suis heurtée. Je ressens la présence, donc l’absence. Le néologisme mémonicide accompagne le génocide et la musique comme les mots n’auront jamais ni ailleurs été plus forts que la mort. L’humanisme à son acmé, dans l’antre d’une bibliothèque. Plus loin celle du Congrès aux Etats-Unis, celle de l’abbaye d’Admont en Autriche où les moines parcourent les ouvrages selon quatre axes cardinaux, notamment le jugement dernier, dès que l’on referme un livre, avant d’ouvrir le prochain. Les bruits sont étranges et inquiétants, dans cet endroit claustral. Celle de l’université de Copenhague, fantomatique et non moins ascétique, où les étudiants viennent étudier avec leur ordinateur portable. Anachronique. Les livres n’ont plus guère d’usage que pour les spectres : il s’agit de « dead books ». Ils ne sont pas répertoriés, leur existence s’est achevée : valeur symbolique. Peut-être, cependant, parviennent-ils à transmettre un peu de leur savoir, à distiller des idées, à soumettre des réflexions tant ils semblent habités.
La vie plus forte que la mort, c’est cela une bibliothèque. L’enfermement et la liberté. La discipline et la confusion. Le monde dans tout ce qu’il contient de paradoxes, d’atermoiements, d’opacité et de lumière. Coïncidence : c’est dans « Oiseaux d’Amérique » de Jean-Jacques Audubon que je trouve l’espoir. La reliure gigantesque et démesurée laisse s’envoler, page après page, les quelque 435 oiseaux qui, à leur tour, s’émancipent au cœur de la bibliothèque du Parlement d’Ottawa. C’est fini. Je songe que Jean-Jacques Audubon est le fils naturel d’un lieutenant de vaisseau français et cela me ramène à Jules Verne. La boucle est bouclée. Je quitte les ténèbres, mes vingt-mille lieus sous les mers de livres, reconduite par la chouette vers la lumière et le jour. Tout emplie de savoirs insoupçonnables quelques heures auparavant. Pourtant dès l’entrée, je m’en souviens à présent, cette chouette déjà avait capté mon attention, augure de la nuit et de la connaissance. Le hasard, une bibliothèque ? Non, je ne crois pas, n’en déplaise à Alberto Manguel. Lieu de tous les destins, de toutes les convergences, vecteur de lien et d'affranchissement.
Il n’est pas possible de terminer sans évoquer la relation qui a lié Manguel et Borgès, chez l’auteur argentin avant-gardiste qui « recherchait le confort de la routine » comme dans une bibliothèque. Devenu aveugle, il dictait ses vers : « Pouvez-vous écrire ceci ? (…) Il est étrange de penser que la nouvelle composition apparaît dans une écriture qui n’est pas celle de l’auteur. Le poème est terminé (…). Borgès prend la feuille de papier, la plie et la range dans son portefeuille ou dans un livre. Chose curieuse, il fait de même avec l’argent. Il prend un billet un billet, le plie en bande étroite et le glisse dans l’un des volumes de sa bibliothèque. Ainsi, lorsqu’il doit payer quelque chose, il sort un livre et (parfois, pas toujours) trouve le trésor ». Les « ténèbres visibles » de Jorge Luis Borgès, c’est cela une bibliothèque, la nuit.
La bibliothèque, la nuit ; à la BNF François Mitterrand, jusqu’au 3 août. Bibliothèques mythiques en réalité virtuelle : #LaBibliothequeLaNuit ; www.bnf.fr
*Alberto Manguel : « La bibliothèque, la nuit », traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, aux éditions Babel Essai et Actes Sud
Dès à présent, prenez date :
Oiseaux du Nouveau Monde dans les collections de la BnF
Du 1er au 5 juin 2017
dans le cadre de la 7ème édition du Festival de l’histoire de l’art de Fontainebleau
La BnF accueille La bibliothèque, la nuit, une exposition, en réalité virtuelle, réalisée en 2015 par le metteur en scène Robert Lepage et sa compagnie Ex Machina, inspirée de l'ouvrage épo...
http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/expositions_videos/a.video_bibliotheque_la_nuit.html
Bande-annonces : La bibliothèque, la nuit