Ça se passe à Musicora, à la Grande Halle de La Villette. Le rendez-vous de la musique et des musiciens. Cette année pour la première fois, j’y vais accompagnée de toutes mes casquettes : pigiste, auteur, compositeur, pianiste, interprète, société d’édition musicale, producteur. Ça donne le vertige, c’est arrivé si vite et de manière si inattendue ! En l’espace d’un an, pour accompagner le développement de mon Chat-de-Van, dont j’ai fait une marque : #lanouvelleolympe ; qui s’exprime en adoptant toutes les formes artistiques, la musique pour commencer. C’est elle que je représente à Musicora cette année, sur le stand des Éditions Delatour France : cette chatte d’origine arménienne, première chatte artiste en France. Hasard ou rendez-vous ? Le parrain de cette édition est André Manoukian. Autre signe troublant, comme si les anges avaient décidé de s’en mêler : cet événement, véritable référence, a été décalé et les dates retenues coïncident avec la semaine de commémorations du génocide des Arméniens. D’ailleurs, André Manoukian revient de Los Angeles : c’est là-bas qu’il s’est recueilli, là-bas où il se trouvait pour ses projets, de nouvelles collaborations, là-bas où la cause arménienne est sortie de l’ombre pour la première fois, là-bas où l’Asala a pris racine. « C’est la première fois que j’ai vu des images des massacres du génocide à la télévision, se souvient André Manoukian, on parlait des actes de l’Asala et la Question arménienne a été considérée, c’est comme ça que j’ai pris conscience de mon arménité, dans l’ambiguïté de la lutte armée ». Ensuite, il a surtout été question de jazz, pour le musicien, tandis que l’Asala divisait la diaspora arménienne disséminée sur tous les continents, repeuplant progressivement de son âme, de sa richesse et de sa culture les pays, tout autour du globe, s’éloignant de cette forme radicale de revendication d’une identité nationale.
André Manoukian, parrain de Musicora
André Manoukian est le parrain de Musicora. Il clôture ce salon melting-pot sur la Grande Scène, avec un concert au titre éloquent : « De l’Orient à l’Occident ». Concert acoustique, André Manoukian au piano, Rostom au duduk dont il précise avec son sens de l’humour décalé « le duduk, flûte ou hautbois arménien, dont le son évoque la voix d’une femme qui pleure d’extase ». C’est la voix qui a défini son destin. À l’origine, il y a une muse métisse au timbre ensorcelant. Puis la voix devient son instrument préféré. « Le problème explique-t-il, c’est que la muse se transforme en sirène et il s’agit de ne pas plonger dans les flots de la libido ; Jésus-Christ, lorsqu’il marchait sur l’eau ne traduisait rien d’autre que cela : je marche sur l’eau, je maîtrise ma libido ! Moi, ma libido, je l’ai mise au service de mon piano ». Sa première révolution : artistique et musicale. La seconde est plus récente : son arménité qui s’impose, à travers le jazz. Le jazz dont il raconte, avec son inénarrable panache : « Je suis ému d’être parrain de Musicora, parce que, lorsque j’étais enfant je voulais être pianiste de jazz dans un bordel. ».
André Manoukian a une vision très romanesque de la vie et une idée romantique du bordel, que n’aurait pas reniée Jean Genet. Il tire le fil conducteur, tout en circonvolutions et en lucidité : « C’est un tourbillon dans ma tête, ça se bouscule ; mon répertoire musical, ce qui m’a inspiré, a d’abord été l’idée de jouer dans un bordel, comme un marin sans attache, comme Corto Maltese dans « L’ange à la fenêtre d’Orient » ou Ulysse, et Socrate et Platon ».
Contes et légendes, philosophie et pédagogie
Pendant son concert, il a joué une improvisation d’un conte populaire qui raconte l’histoire d’une princesse qui, du haut des tourelles de son château, tourne son regard vers l’Orient, où son prince l’attend. Une légende qui s’apparente à celle de Tamar : chaque nuit, elle s’apprête pour son bel éphèbe qui traverse à la nage le lac de Van, pour rejoindre sa promise. Cet endroit ascétique d’où provient le… Chat-de-Van*, annexé par les Turcs parce qu’il symbolisait la résistance arménienne, à Van. Bref. La princesse entend le son du duduk « gai et triste à la fois », censé ramener la bergère au berger. Puis André Manoukian revient à la musique : « La gamme orientale crée la différence, un demi-ton seulement suffit à passer de la mélancolie à la joie, du mineur au majeur, de l’Orient à l’Occident et c’est si bon ! On a peur de se réjouir – Les Dieux sont jaloux du bonheur des hommes, mais cette musique est celle de l’âme d’un peuple et j’ai utilisé ces nouvelles gammes pour les intégrer au jazz, parce que le jazz est la musique des exilés, des gitans, des marins, et le musicien est un exilé, un gitan, un marin ».
C’est peut-être le maelström dans son esprit, cependant il retombe sur ses pattes tel un robuste chat arménien : « Ce sont mes valeurs, celles que m’ont enseignées mes grands-parents arméniens, mes 3 piliers : la musique, la philosophie et la montagne ». C’est-à-dire ? (Il est tout de même difficile à suivre, je songe en moi-même, non moins confuse dans mes questions, du coq à l’âne). André Manoukian explique : « Enfant, lorsque j’ai eu mon premier vélo, je pédalais de Lyon à Grenoble, je me suis construit ainsi, en pédalant dans les montagnes, comme ma grand-mère avant moi avait marché jusqu’aux portes de la Syrie. C’était ma randonnée à moi ». Le sens de la provoc', toujours… « Mon grand-père m’enseignait la philosophie et l’humanisme, ce que je tente à mon tour de professer grâce à la musique qui propage de good vibrations, elle est tout sauf communautariste. Il y a deux ans environ, avant les événements en Turquie, je m’y suis rendu pour un concert, à Istanbul. À la fin, j’ai exprimé (en turc) ma fierté de jouer du jazz sur la terre de mes ancêtres, puisque mes racines proviennent des terres de Turquie ; il y avait peut-être mille cinq cents personnes ce soir-là, ils ont tous applaudi ! Certes, le public d’Ankara m’était a priori acquis, musicien, mélomane, n’empêche, ils étaient tous debout parce que j’avais rendu hommage à leur terre, notre terre. C’est cela le pouvoir de la musique : elle voyage, elle ne s’arrête pas aux frontières. En ce moment, je prépare un album avec une chanteuse syrienne et un violoncelliste turc qui a adoré ma musique et m’a interpellé : Kardach (mon frère !). C’est le chemin que j’emprunte chaque jour sur France Inter, avec mon émission qui relie Orient et Occident, une route qui n’a jamais été rompue, depuis Platon, Démocrite et avant déjà, initiée par la sagesse hindoue, constituée de vide et d’atomes. La musique arménienne est la plus occidentale des musiques, ou l’inverse ».
La musique arménienne
Un propos que complète Rostom, joueur de duduk, instrument typique qui « dans le jazz permet des libertés, notamment celle de nous repositionner comme des troubadours, des gitans, c’est l’alliance de Ravel, Satie et de Komitas, de pièces populaires et morceaux traditionnels ou classiques ; c’est ni plus ni moins la musique modale, qui a un rapport direct avec l’improvisation, ce n’est pas autre chose que raconter une histoire, transmettre, les courants musicaux se répondent, c’est ce que l’on retrouve dans l’histoire musicale du Caucase, dans la musique Cubaine ou Afro, ce sont les mêmes codes, il y a fusion ». Rostom se révèle passionné : « Le jazz, l’improvisation, est l’alliance d’instruments à vent et à cordes et de solistes et chanteurs, ils se font écho, une vertu que l’on a perdu avec le temps, car cette symbiose musicale avait une connotation musulmane, or c’est notre patrimoine ! Autrefois, les Azéris invitaient les musiciens arméniens à leur mariage, ils dansaient main dans la main et se lançaient des concours d’improvisation musicale, il faut réinsuffler cette idée. C’est notre vision du jazz et de la musique, contre toute forme de nationalisme ». Ce qui est surprenant lors de cet entretien, au-delà du fait qu’il se soit révélé d’une grande improvisation, tout sauf formel, c’est que, parvenant dans la loge d’André Manoukian je me suis aperçue que j’avais oublié mon carnet de notes. J’ai pris ce que j’avais dans mon sac, me permettant d’annoter : un roman. « L’Irrévolution » de Pascal Lainé (Prix Médicis 1971), extraordinairement actuel, dont le narrateur est un professeur de philosophie. De quoi est-il question ? « C’est cela mon mal ; et peut-être, comme on dit, le mal du siècle ; c’est l’irrévolution : c’est le mouvement contradictoire d’une inquiétude et d’une critique si profondes, si totales peut-être, qu’elles-mêmes n’échappent pas à leur propre acide, et qu’elles se dissolvent dans leur réflexion sur elles-mêmes, qu’elles s’effacent ». La grande force des Arméniens, c’est de refuser toute forme d’irrévolution et l’une des plus efficaces passe par la musique, le jazz et celui d’André Manoukian et Rostom en particulier. ■
* « Mes #Chatventures romanesques, de Brest à Paris », aux éditions Delatour http://www.editions-delatour.com/fr/816_la-nouvelle-olympe