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Derrière les lourdes portes, les grilles, les grillages, les barbelés, les barreaux, sous le regard des miradors et autres surveillances, au centre pénitentiaire sud francilien de Réau, la parole des codétenu(e)s ne s’en libère pas moins, sans tabou ni frontière. Par la culture, toutes formes d’expressions artistiques confondues. Force est de constater que l’enfermement, loin de devenir hallucinatoire, les rend percutants. Ils interrogent et offrent un regard acéré, objectif et lucide, porteur d’espoir aussi, sur les sociétés, leur délitement, et sur les causes sociétales.

 

 

Victor Hugo

Après avoir mis en scène « Les Misérables » de Victor Hugo avec la Maison Victor Hugo et Paris Musées, le centre et l’administration pénitentiaire ont accepté l’idée de mettre un groupe mixte de codétenus en situation de coauteurs scénaristes. J’ai proposé une démarche et une méthodologie, l’idée bien sûr, visant l’adaptation de mon roman « Les Enfants Rouges » pour un film de long-métrage.

Ce thriller familial et identitaire, publié en 2013 aux éditions Jérôme Do. Bentzinger, raconte la folie enquêtrice d’Anne, à la recherche de son adolescence brisée par un meurtre : celui de son amie Marie-Hélène, assassinée une nuit de mai par son propre père qui a également tiré sur son frère et son épouse avant de retourner son 7.65 contre lui. Fait divers ordinaire, on aurait pu en rester là. Sauf que ce fait n’était ni divers ni ordinaire pour moi et trente ans plus tard, il m’a rattrapée. Qu’est-ce que je cherchais au fond ? Je l’ignorais au départ. Qui était Marie-Hélène en vérité ? Mystère, je n’en avais aucun souvenir. J’ai entrepris cette enquête démente pour savoir, jusqu’à faire de mon appartement un lieu d’indices et de témoignages, de pièces à conviction, un puzzle à taille humaine pour reconstituer les faits et ce qu’ils traduisaient. L’indicible. Cependant ce roman ne me convenait pas : il n’était qu’une étape. C’était une intime conviction qui me brûlait. La publication ne résolvait rien, n’apportait aucune réponse me consumait davantage. Ce n’était pas suffisant. Seul l’écran pouvait compléter, prolongement logique de l’écrit. Une autre forme d’écrit, plus clinique. Je sais écrire des scénarios mais celui-ci, pour une raison qui m’échappe, ne s’imposait pas. Le déclic est venu lors de l’exposition « Les Misérables » dont je me suis aperçue que Victor Hugo racontait mon histoire, celle qui se cachait derrière cette tuerie familiale. L’indicible remontait plus loin encore : à mes origines, à l’exil de mes grands-parents arméniens de leurs terres de Turquie, lors du génocide des Arméniens. Première volonté d’extermination d’un peuple au XXe siècle. Aujourd’hui encore sujet à controverses (cf procès récent sur fond de négationnisme). Ces codétenus commissaires, messagers de Victor Hugo en prison, me révélaient mon arménité, comme mes « Enfants Rouges », assassinés, morts et enterrés, l’avaient fait avant eux. Un éditeur me l’avait fait remarquer « Tu as enfin compris que tu étais arménienne, à 46 ans ? ». Ah oui, tiens, c’est de ça qu’il s’agit, de mon arménité, après les routes de l’exil, toujours les mêmes, décrites par Hugo déjà, l’accueil en France sans retour possible pour mes ancêtres et leur savoir faire, leur religion (l’Arménie, premier royaume Chrétien) et leur art culinaire pour seul bagage. Aujourd’hui encore sur twitter je lis ce genre de messages éloquents : « Mais alors, si tu tweetes, c’est bien que tu existes alors il n’y a jamais eu de génocide arménien si tu es là ?! ». C’est plus grossier en général.

 

 

Les Enfants Rouges

Ce roman relevait de mon intimité et seule, j’ai compris que jamais je ne pourrais parvenir au bout, terminer l’histoire de mes « Enfants Rouges », qui traduit mes propres migrations et origines, mes doutes et mes peurs, mes hypothèses tortueuses, mes recommencements. À quoi, à qui se raccrocher quand on ignore d’où l’on vient, comment se raccrocher surtout, au quotidien ? Quelle posture adopter, trop ou pas assez ? Qu’est-ce que je sais des frontières pour trouver ma place ?

J’ai pensé que l’adapter avec un « public empêché » était la solution, une démarche frontale avec des personnes qui avaient eu ces questionnements et qui, en prison, trouvaient une réponse que moi je m’acharnais à chercher de manière impétueuse et envahissante, en liberté. J’ai trouvé une forme de sagesse pour commencer et leur confiance. Le scénario avance à un rythme incroyable, les codétenus impliqués proposent, trouvent la juste tonalité des dialogues, l’atmosphère inhérente à chaque séquence, le rythme ; ils réussissent à lier quelque chose de poétique et romanesque à une affaire criminelle réelle : deux infanticides. Ils sont auteurs acteurs et, avec tous les morceaux de ce puzzle trop grand pour moi que j’ai déposé en atelier comme ça, en vrac, ils ont patiemment, semaine après semaine, décidé de s’emparer de chaque morceau pour une reconstitution salvatrice. Comme s’il y allait de leur liberté autant que de la mienne parce que en dépit des apparences, si je vis hors les murs de la prison, je n’en suis pas moins emprisonnée.

 

Migrations et Origines

Et puis mercredi dernier, avant mon atelier, j’ai pu découvrir cette nouvelle exposition orchestrée par Maud Lahon (coordinatrice culture du SPIP du 77 –Service de Probation et d’Insertion Pénitentiaire) : « Migrations et Origines ». Comment ne pas avoir envie de la découvrir, même si elle est réservée aux personnels du centre pénitentiaire, aux familles des détenus, aux membres de l’administration pénitentiaire. Et si moi aussi j’allais y lire mon histoire dans la leur ? Parce que je ne doutais pas qu’ils auraient fait cela : raconter leur histoire donc la mienne. Quinze codétenu(e)s, trois ateliers distincts (arts plastiques, tempête de laine, migration) et une exposition qui invite à la réflexion. Fragile et violente en même temps. J’avance dans le silence, sous les lumières bleutées, sourdes et tamisées ou lumineuses parce que les routes de l’exil ne sont jamais tout à fait endeuillées ni jamais tout à fait ensoleillées. C’est jamais noir ou blanc, manichéen. Ça alterne comme j’oscille en permanence entre la réalité et ma réalité, ce que j’idéalise et les faits bruts à vomir, ce que je m’invente quand les jours et les gens ne me correspondent plus et, de fil en aiguille, c’est souvent moi qui ne correspond plus. Vicieux.

Je commence par la fin : les bagages. Valises et sacs récupérés aux encombrants et peints par le « collectif des survivants » avec des « histoires en marche ». Une somme d’écrits sur une montagne de sacs qui me renvoient à l’exposition sur l’exode arménienne, au Palais de la Porte Dorée, cité de l’immigration. Qu’est-ce qu’on emporte en partant pour toujours, que laisse-t-on derrière soi à jamais. Rien. Tout. Un bagage ne suffit pas et il est aussi trop grand. Il alourdit tout. Sur un bateau de fortune, le bagage est vain, encombrant justement. « La pirogue », réalisée en grillage à poule recouvert de papier journal peint raconte la traversée de la méditerranée d’une famille. La mer est figurée par des culots de bouteilles en plastique, on dirait de petites fleurs comme lors d’une fête hawaïenne à la surface de l’eau. Ce décalage toujours, la tragédie cachée par la beauté du monde. Des flots, un bras s’agite, il ne bouge même plus, raide, il va couler à pic sous nos yeux impuissants. Tout le monde ne migrera pas. La déambulation se poursuit : me voilà sur une route turquoise éclatante sous une lumière qui rappelle peut-être un soleil blanc comme dans « L’étranger », une foule qui commence serrée, grande, verticale, déterminée et qui, au  bout du chemin est parsemée, disséminée et rapetissée, minuscule, essorée. Le voyage était si long. Moi, je pense aux routes qui menaient au désert de Deir er Zor, où étaient encampés les Arméniens qui avaient survécu aux massacres, avant de mourir lentement sous le soleil ardent précisément, le plus criminel. Des terres aujourd’hui compostées de cadavres, d’os et de sang de mon peuple. Le chemin de l’exposition s’arrête devant un mur de barbelés, aux pieds de soldats armés, silhouettes qui ne se démarquent que trop. Au-dessus, très haut, dans le ciel, on lit, avec effort : Justice, Espoir, Liberté, Vie et toute une sémantique que l’on cherche à atteindre mais les mots semblent s’envoler au moment où on les attrape. Une marée de nuages agités. D’un côté l’espoir qui fait avancer. De l’autre, c’est sans illusion. Je traverse le rideau de bouteilles en plastique réalisé par un groupe de 4 femmes : « En perdre la tête ». Les bouteilles sont sculptées en forme de corps humains décapités et l’ombre projetée les renvoie aux pieds des soldats. C’est cru, c’est sans concession, c’est le monde : aujourd’hui comme hier. On n’apprend rien du passé de toute évidence, on reproduit. De l’ombre à la lumière toujours, ou l’inverse. De l’ombre à l’oubli. La « puissance de l’argent » est dénoncée, l’amour sans frontière existe, se reconstruire après l’exil est possible. Il reste les piliers fondamentaux : la cuisine, la religion, la langue. Les talismans aussi, les totems, masques et poupées d’autres civilisations que la mienne.

Après le « Phare », dernière image du Cap Vert colonisé, après le bout du monde, existe-t-il encore des possibilités ? Apparemment oui et l’on croise la colombe, l’éléphant, un oiseau de paradis, un rouge-gorge, tout un bestiaire en mosaïque, peint à l’acrylique ou composé en créations textiles, en témoigne. Une arche de Noé singulière qui figure un futur meilleur, jouxtant le pire des mondes. C’est ténu, instable. Là, la roulotte en allumettes avec un souci du détail impressionnant. Les détenus sont de plus sévères et redoutables observateurs. Plus loin ces têtes qui représentent tant et tant d’ethnies unies. Plus onirique voire kitsch : « Marie protectrice » entourée de dauphins, en broderies et peinture. Puis des œuvres naïves, à la manière du Douanier Rousseau, englobent des murs et des fenêtres les uns sur les autres tels ces favelas dévoyées au milieu d’une jungle extraordinaire de pureté, préservée. On entend presque le ruisseau s’écouler à un rythme parfaitement régulier. Ici cette montagne d’art brut : « Le monde, civilisations, religions, la vie » réalisée par un homme de confession musulmane qui réunit toutes les religions. Moment de partage flamboyant. Cette exposition, c’est une tour de Babel. C’est l’univers carcéral qui n’en oublie pas l’extérieur si l’extérieur avance sans eux, les détenus. À la fin, une œuvre collective réalisée en moins d’un mois, qui sera bientôt accroché à la nurserie, en fin de construction. L’endroit accueillera deux codétenues enceintes et a été créé pour elles. Car la vie continue et la transmission, comme la création, jaillit aussi bien en prison qu’ailleurs. Un tableau de la taille d’un mur en acrylique retrace le chemin de « l’Émigration ». Un chemin particulier, forcément universel qui ne pouvait être que collectif.

 

Jusqu’au 3 novembre, au centre pénitentiaire sud francilien de Réau. Merci à l’administration pénitentiaire et au CPSF de Réau de l’avoir permis de rédiger un billet de blog de « Migrations et Origines ». Merci à l’administration pénitentiaire, au CPSF de Réau, au SPIP de Seine et Marne et à la préfecture de Seine et Marne de m’avoir permis de conduire cet atelier d’écriture scénaristique sur 8 mois.

 

http://www.seine-et-marne.gouv.fr

 

 

Tag(s) : #Expositions, #EVENT, #Musique, #Litterature, #Actualité, #Cinema, #Presse
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