
Un documentaire précieux qui raconte l’indicible, un film unique qui lève le voile sur les longues peines de prison. Rien de misérable. Sans pathos, sans larmes, sans dramaturgie inutile, sans jugement ni stigmatisation. C’est brut, frontal et choc.
L’artiste et créateur Didier Ruiz a imaginé une pièce de théâtre avec un groupe d’ex-détenus de longue peine : 4 hommes blessés, aux plaies encore à vif, néanmoins souriants, à qui il reste non seulement une mesure d’humanité et de noblesse que d’aucuns, aisément socialisés ont oublié depuis longtemps, mais aussi une certaine once d’humour. En apparence.
À leurs côtés, une femme : Annette, l’épouse d’un ex-prisonnier, qui a résisté à l’administration pénitentiaire, aux parloirs, au bon vouloir des surveillants et directeurs de centres de détention, centrales ou autres maisons d’arrêt, aux fouilles incommodantes parfois grossières, et qui a transformé son immense colère (contre les institutions, la justice et son mari) en paroles de chansons féroces et non dénuées de recul et d’ironie. Un couple qui force le respect, l’un des rares avec celui que forme Martine Sauvadet et Philippe El Shennawy peut-être, à avoir survécu à la longue peine, sans se trahir, sans cesser d’espérer, en s’accrochant à l’amour cette force organique qui fait battre les cœurs et la vie. Stéphane Mercurio a filmé l'ensemble, histoire dans l'histoire, récits en creux.

Il est d’abord question de confiance : comment Didier Ruiz va-t-il modeler les mots et les maux de ces hommes et de cette femme, situés des deux côtés des murs, barbelés, miradors, portes et barreaux en béton armé, pour les restituer auprès du grand public, sans heurter davantage ces ex-détenus, sans les épargner non plus, sans passer sous silence leur récit au réalisme ahurissant, qui traduit le mépris du respect des droits fondamentaux de l’être humain ? comment faire sans vulgariser, sans trahir, sans omettre, sans interpréter, sans négliger, sans orienter, sans gêner ?
Si la confiance s’installe peu à peu, à tâtons, dans la pénombre des répétitions puis des salles de cinéma –métaphore d’une vie « normale » ou quotidienne, qu’il faut réapprendre en entier ; si les uns et les autres s’apprivoisent et apprivoisent une liberté mutique, le témoignage de ces hommes et de cette femme, à découvert et sans fard, laisse filtrer les habitudes qu’ils sont prises, en prison, pendant dix, quinze, dix-neuf ans ou plus. Habitudes indélébiles : repères effacés d’une société qui les a laissés de côté, de familles avec lesquelles les attaches se sont délitées ; où l’absence la solitude la promiscuité le silence ont primé un beau jour, sans préavis, dans des espaces de huit mètres carrés habités seuls ou à trois, sans intimité. La pénitence jusqu’au-boutiste : est-ce la solution ? dans ces conditions d’enfermement et d’isolement, une réinsertion durable et raisonnable est-elle envisageable ?
À ces hommes et cette femme à qui l’on a tout ôté du jour au lendemain : la liberté, le respect, l’accès aux droits les plus élémentaires, quel futur quel espoir existent encore ?
La valeur ajoutée de ce film ne se situe pas dans son côté politique, sociétal et social. Il réside, plus humblement, dans son aspect testimonial cru et sincère. Une parole sans concession, sans tabou quoique timide et fragile. Et, à film exceptionnel, chronique de blog singulière composée de fragments de ces récits, pour passer définitivement de l’ombre à la lumière, côté cour et côté jardin, au milieu des autres et de la foule encore trop imperméable –si possible.
Éric, qui a transité par 27 prisons en 19 ans.
« La première carie, elle a fait mal. La deuxième, elle a fait mal aussi. J’ai fait des demandes pour voir le dentiste, mais comme j’étais à l’isolement total, ces demandes ont été refusées. Une autre s’est déclarée, puis une suivante. Et finalement, les dents se sont cassées au ras de la gencive. J’ai demandé à voir le dentiste à nouveau. Plusieurs fois. Refusé. C’est devenu chirurgical. Dégénération osseuse. Donc j’ai demandé à être extrait à l’hôpital pour être opéré. Refusé.
J’en ai eu tellement marre que j’ai pris le petit couteau de la pénitentiaire, je l’ai aiguisé sur les gros tuyaux de chauffage qu’il y a dans les cellules, j’ai tordu deux pics de ma fourchette, et une fois que tout ça a été assez coupant et pointu, je me suis extrait les dents les unes après les autres. (…) C’est passé maintenant, mais c’est une rancune qui est encore tenace. Peut-être la dernière que j’ai à l’encontre de l’administration pénitentiaire. »
Alain.
« Un matin, j’écoute les informations à la radio, comme tous les matins. J’entends : Antoine, un petit garçon de 15 ans, s’est fait tuer par un riverain au rond-point d’une cité de Marseille, suite à un cambriolage, un vol d’ordinateur, avec des petits copains. » Voilà ce que j’entends à la radio.
Cet enfant-là, c’est mon enfant, mon petit gamin.
(…)
Je demande une autorisation, bien-sûr, pour aller l’embrasser une dernière fois sur un lit de mort. (…). Refusé. (…).
En fin de compte, on m’a fait sortir neuf mois après. Neuf mois. Le temps de voir mon enfant naître. Neuf mois. Neuf mois pour aller voir un bout de terre. Un beau jour, au matin au réveil, le greffier me fit : Tu peux te rendre sur la tombe de ton fils, mais escorté. Le juge m’accorde trois heures.
On me fait sortir avec dix gendarmes. Dix gendarmes, mitraillette à la main, fusils à pompe pour certains. Et c’est pas tout, ils me mettent des chaînes aux pieds, aux mains, un gilet pare-balles et ils m’attachent les mains contre le torse pour pas que je fasse des mouvements brusques avec les poignets ou les mains. Mais c’est pas tout encore, on me met une corde dans le dos, on m’attache comme un chien, au cas où, avec tout cet attirail, j’arrive à partir, on ne sait jamais. »
Annette.
« Chez nous, tout va bien. Ça fait plus de vingt ans que Louis et est revenu et que nous vivons ensemble. (…) Il reste juste que Louis continue à avoir des nuits extrêmement agitées. Les cauchemars continuent, au point que parfois je vais dormir ailleurs parce que c’est pas possible de recevoir des coups de pied comme ça. Ça fait mal, ça fait peur.
La nuit, Louis retourne en prison. »
Louis.
« La première fois que j’ai été arrêté, c’était en 1970, j’avais vingt et un ans. J’avais essayé d’aider des copains d’enfance à quitter le territoire, parce qu’ils étaient recherchés pour plusieurs hod-up. C’était une affaire beaucoup trop grande pour moi. Les policiers s’en sont vite rendu compte. J’ai tout de suite été considéré comme le maillon faible de l’équipe, parce que j’étais le plus jeune, et personne ne me connaissait.
Les policiers de la BRI qui nous interrogeaient étaient sous les ordres de deux commissaires. Le commissaire Javilliey et le commissaire Louis Tonnot. Je cite leurs noms parce que, quelque mois plus tard, ils sont venus nous rejoindre en prison, l’un pour dissimulation de cadavre et l’autre pour proxénétisme aggravé. »
Pendant cet interrogatoire, les choses se sont musclées. À l’époque, c’était la politique de l’aveu. (…) À un moment, ils m’ont attaché les mains avec un tissu, pour pas que ça laisse de marques, ils m’ont bandé les yeux, ils m’ont forcé à m’accroupir, ont glissé un bâton sous mes genoux et au-dessus de mes poignets, puis ils sont soulevé. Je ne savais plus trop où j’étais. En fait ils m’avaient posé entre deux bureaux. Ils m’ont déchaussé et enlevé les chaussettes. Tout à coup une douleur horrible a irradié dans tout mon corps. Ils me frappaient sous la plante des pieds avec un nerf de bœuf. J’ai crié. Je ne sais plus. J’avais pas grand-chose à dire, j’étais pas impliqué. »
Louis.
« J’étais là depuis tellement longtemps. Là, depuis plus de six ans, à l’isolement, dans une cellule du rez-de-chaussée du bâtiment G de la prison de Saint Paul de Lyon, dans un endroit qu’on appelle le sous-marin (les journaux l’appellent aussi la Marmite du Diable). La cellule, huit mètres carrés, le long du mur un lit métallique rivé au sol, de l’autre côté une petite tablette scellée au mur, un tabouret, un lavabo, une cuvette de WC en faïence et une espèce de placard-étagère brinquebalant. Le plafond était très haut, trois mètres cinquante à peu près, et il y avait une fenêtre, à deux mètres quarante, avec un bord incliné pour qu’on ne puisse pas s’y accrocher. Par cette fenêtre le soleil n’entrait jamais. C’était une exposition plein nord. Tout ce que je percevais, c’était un petit bout de carré gris au-dessus des toits.
Un jour, j’ai été transféré dans une prison du Nord, à Douai, pour être rejugé. La cellule était plus lumineuse. (…) La journée s’est terminée, le ciel s’est un peu assombri, le bleu clair a pris des teintes indigo, les nuages se sont teintés, il y avait du orange, du rose, du rouge, du parme… J’ai compris que j’étais sur la trajectoire du soleil couchant. Et peu après, j’ai vu surgir une boule de feu au-dessus des bâtiments, et je ne l’ai plus quittée des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière les collines. La nuit est tombée et longtemps après, dans l’obscurité, j’étais encore derrière cette fenêtre à fixer l’horizon, les yeux mouillés, ébloui. »
André.
« J’ai connu des parloirs avec hygiaphone. Aucun contact corporel. Les rapports sexuels, bien sûr, étaient interdits, donc on essayait de prendre des anciennes images de copines avec qui on a eu des rapports. Mais au bout des années et des années, les images s’en vont. Petit à petit, elles s’effacent, on n’imagine plus comment la femme peut être.
(…)
… on m’accorde une permission de 48 heures…
Puis le soir, vers les onze heures, j’avais pas envie de dormir –quand on a 48 heures, on va pas s’amuser à dormir- je vais aux bords de la Saône. Je fume une cigarette. Y’a plus de barreaux, y a plus rien du tout, j’étais calme, je vois l’eau, c’était super. Je décide d’aller dans le centre de Lyon, rue Confort, trouver une prostituée. (…) Dix ans que j’avais pas vu une femme comme ça. Elle commence à passer les mains sur mon corps. Elle a fait son maximum pour pouvoir faire quelque chose et rien ne fonctionnait. Rien ne marchait. C’était plus ma main, c’était une autre main que je ne connaissais pas. C’était vraiment très différent. Et ça, c’est encore une rééducation à faire, une fois qu’on sort. »
André.
« Je suis né pendant la guerre et depuis tout gamin, j’ai subi la violence. Ne serait-ce que par mes parents, par les centres de redressement, les pensionnats, les maisons de correction. J’ai essayé de prendre l’argent comme j’ai pu, j’avais pas les moyens intellectuels pour le prendre autrement. Mais je suis fier quand même, j’ai pas fait couler de sang. »
Louis.
« Aujourd’hui encore, je pense que si j’avais eu la possibilité de faire des études à ce moment-là, et ensuite de vrais choix, j’aurais pas eu ce parcours. »
Éric.
« 23 juillet 2013. (…) J’ai obtenu une libération conditionnelle. Huit heures. Le surveillant ouvre. (…) Je récupère un sac aussi vieux que ma détention, quelques affaires dedans. Je passe à la comptabilité. Maigre pécule. (…)
Je dois prendre un bus pour aller dans un patelin pas très loin. Je suis complètement perdu au fin fond des Ardennes. (…)
Voilà, ça y est. Je suis dehors. Dix-neuf ans ont passé. Et il s’est passé quoi pendant dix-neuf ans ? Bah rien. Strictement rien.
(…)
Je décide de boire un café. Puis je vais à la gare. Arrivé à la gare, je m’aperçois que j’ai oublié le sac de sport au café, je n’avais plus l’habitude d’en avoir un. Je retourne au café, il n’y avait plus de sac de sport. Je retourne à la gare, le train est parti. Je dois attendre le lendemain pour prendre le train suivant (…). Et donc, la première chose que j’ai fait en sortant, c’est de frauder la SNCF, parce que je n’avais plus d’argent pour le ticket. »
Louis.
« Et je vais finir en citant Albert Camus qui disait : On ne peut juger du degré de civilisation d’un pays qu’en visitant ses prisons. »

« Après l’ombre », (93’), un film de Stéphane Mercurio. Avec André Boiron, Annette Foëx, Éric Jayat, Alain Pera, Louis Perego et Didier Ruiz & www.lacompagniedeshommes.fr
www.facebook.com/apreslombrelefilm
Distribution Docks 66 : www.docks66.com

« Une longue peine », récits, Collectif aux éditions La passe du vent. www.lapasseduvent.com 104 pages illustrées, 12 euros.

Un CD « Toph et Nanoche », Bête Off n°1, Nanoche (textes, musiques et chant) et Toph (accordéon, guitare et chant) disponible auprès de lestophetnanoche@gmail.com
Pour paraphraser Didier Ruiz : « un film de salut public ! », grâce à une parole libérée, ré-humanisée par le théâtre, la voix ultime de la cité.
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Introduction chantée par Annette Foëx - Vers la liberté - 26 septembre 2017
Annette chante. Elle a vécu l'incarcération de son compagnon Louis à travers des années de visites au parloir, car "avec un homme, c'est toute la famille qu'on incarcère." C'est elle qui entam...
https://www.youtube.com/watch?v=5VOVA3z6IJ8&feature=youtu.be
Après l'ombre