En effectuant des recherches sur mes origines au Service de la Mémoire et des Affaires Culturelles (SMAC) de la Préfecture de Police de Paris, j’ai découvert un document saisissant. Un rapport de police judiciaire dans lequel un certain D. Kévorkian, d’origine arménienne (Zeïtoun –Asie Mineure), ex-répétiteur à l’INALCO fut interné en hôpital psychiatrique. Lors de son enfermement arbitraire, sa bibliothèque composée de livres rares et d’incunables a disparu. Libéré, dans le dénuement le plus total, il a passé le reste de sa vie à écrire aux institutions françaises pour récupérer ses livres rares, véritables objets d’arts, son unique trésor. Cet homme était un érudit et probablement bibliophile.
Lorsque je rencontre Henri Vignes, président du Syndicat national de la Librairie Ancienne et Moderne (SLAM) qui organise le salon Livres Rares et Objets d’Arts sous la flamboyante nef du Grand Palais, une association créée en 1914 -date à laquelle D. Kévorkian est arrivé en France, je m’interroge : le livre rare suscite-t-il autant de passions, au point de faire l’objet d’enquêtes de police et psychiatriques ? Ce D. Kévorkian était bachelier ès-lettres et ès-sciences, il avait exercé les fonctions de professeur d’arménien et de turc à Constantinople et celles de professeur de science à Adana. Il avait collaboré à de nombreuses revues et avait commencé la rédaction de nombreux essais et grammaires. En 1909 une bourse lui avait été accordée à la demande du Patriarche arménien et il étudiait, depuis 1914 à la Faculté des sciences de Paris tout en cumulant son emploi de répétiteur de Langues Orientales Vivantes à l’INALCO, sur décision ministérielle. Un homme érudit, considéré, sage, reclus dans la langue, les livres et sa bibliothèque si précieuse.
Henri Vignes est perplexe : c’est bien la première fois qu’une interview commence par une histoire de vol de livres rares, pour promouvoir ce salon dont 2018 consacrera la trentième édition. « Les livres anciens ne font pas l’objet de vols ou rarement, précise Henri Vignes. Le livre ancien est unique, sa reliure le rend traçable, il n’est pas possible de le remettre en vente publique une fois volé ! ». Et Henri Vignes de préciser le rôle du syndicat, qui regroupe les libraires de livres anciens : promouvoir le livre rare et alerter en cas de livres volés au niveau international. Un extraordinaire maillage mondial de libraires rend impossible toute tentative frauduleuse et malveillante.
Puis il recentre autour de l’histoire du livre, du livre rare en particulier. Il cite l’exemple d’un ouvrage sur les pêcheurs d’Islande d’abord paru broché avant d’être relié, devenant ainsi un livre « rare », sur demande d’un bibliophile désireux de lui donner un « habit de qualité, un bel habit en cuir ». Cette intention remonte à la période qui précède la Révolution Française : les livres publiés sont tous reliés sauf exception, destinés à un public aristocratique. Ils sortent d’un imprimeur sous formes de feuillets, leur couverture n’est pas imprimée : elle est d’origine muette. Le libraire, le collectionneur ou le bibliophile est libre de choisir la reliure singulière qui fera de ce livre un objet d’art. Tout cela se démocratise sous la IIIème République, au moment où l’éducation se développe : les livres deviennent accessibles au plus grand nombre. La littérature s’adresse désormais aux masses populaires et le bibliophile, par réaction, prône l’exception du livre-objet en se positionnant sur des tirages de luxe à petit nombre. Cet objet est imprimé sur de beaux papiers (Hollande, Japon, Chine). La bascule s’opère aux alentours des années 1820 : le livre est publié broché par défaut. En 1850 les éditeurs continuent de relier quelques exemplaires et de les publier sur papiers fins. Il s’agit d’ouvrages numérotés destinés à l’auteur, aux journalistes, aux proches triés sur le volet. Le livre rare se singularise aussi lorsqu’il est dédicacé. Une signature, un mot de Victor Hugo induit un Livre Rare. Ces années-là révèlent un réseau de bibliophiles et de collectionneurs, le marché du livre rare se structure et quelques libraires s’emparent du créneau de niche. À l’instar de l’historique librairie arménienne Samuelian aujourd’hui fermée. Qui pour reprendre un tel patrimoine, arménien et turc ; qui pour succéder à un libraire à la connaissance universitaire et empirique de son sujet ? D’autres se spécialisent autour du papillon, par exemple.
En 1914, le syndicat se créé. Henri Vignes qui le dirige aujourd’hui est bibliophile, brillant, curieux, passionné. Il a ouvert sa première librairie de livres rares à 23 ans ! Il se remémore ses errances extatiques au Marché Brassens, dans le 15ème arrondissement que les amateurs connaissent bien, ou dans les bouquineries pour étudiants. « À l’époque, les libraires dispensaient de l’information en plus de délivrer un livre unique. » rappelle-t-il, poursuivant : « Les libraires offraient un service personnalisé et de proximité qu’Internet ignore, ouvrant n’importe quel contenu à n’importe quelle cible. Le rôle des libraires de livres rares, de-par le monde, paradoxalement, s’est solidifié, auprès d’une clientèle de quartier, exigeante qui ouvre un objet d’art, davantage qu’un livre, davantage qu’un produit suranné et banalisé. »
Quinze libraires environ détiennent le marché des livres rares : très beaux exemplaires, livres dédicacés à la plume. Ce sont ces livres patrimoniaux qui seront exposés au salon du Livre Rare et des Objets d’Arts du 13 au 18 avril prochain, sous les prestigieuses nervures métalliques de la coupole du Grand Palais. Plus de 100.000 livres et documents (estampes, enluminures, reliures, échanges épistolaires, partitions originales et manuscrites pour entrer au cœur de la création artistique, toutes formes d’expressions) : il s’agit de la plus grande bibliothèque mondiale, à ciel visible !
Les visiteurs apprécieront le choix des 150 libraires-exposants, universel et plus resserré, en accord avec l’actualité : Proust, Apollinaire, Mai 68, première Guerre Mondiale. Cinquante experts seront présents pour analyser les ouvrages. Des ateliers permettront d’appréhender le circuit de fabrication du Livre Rare (fabrication du papier, reliure, restauration, conservation). Le livre en réalité virtuelle sera aussi présent ainsi que la numérisation en 3D, dévoilant notamment le patrimoine détruit par Daech. Des débats et pastilles musicales ponctueront les déambulations dans les allées feutrées, à la découverte de l’histoire du livre, tout comme les vitrines laisseront deviner de petites pépites littéraires, intouchables, pour le plaisir des yeux et de l’imaginaire. Henri Vignes attend près de 20.000 visiteurs dont un quart sont de vrais acheteurs ou bibliophiles engagés. Pour décomplexer un public moins familier, chaque libraire-exposant s’engage à proposer une sélection de livres rares à moins de 150 euros. N’imaginez pas chercher un livre rare : trouvez-le !
Si Henri Vignes n’avait que deux curiosités à souligner ? Un flip-book (feuilloscope, feuilletoscope) en anglais, imprimé à deux exemplaires, animant Guillaume Apollinaire et Pierre Saunier : 49 photographies fixées dans une broche en plomb, ou encore « Chez Swann », un jeu complet d’épreuves corrigées de la main de son auteur.
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Ironie ou coïncidence : le jour où j’interviewe Henri Vignes, Jacques Letertre, Président de la Société des Hôtels Littéraires, inaugure sa dernière pension : « Marcel Aymé » (Montmartre), le jour anniversaire de naissance du conteur ultra-sensible comme le rappelle Bernard Morlino dans une chronique de « Service Littéraire », le mensuel de l’actualité romanesque fondé par François Cérésa, dans lequel s’invitent ces nouveaux hôtels-littéraires, concept d’un bibliophile discret.
Morlino qualifie, avec saveur et verve, les publications de Marcel Aymé de « littérature haut de gamme comme le 100% fruit. Marcel Aymé n’a jamais baissé la garde contre les imposteurs. Les Hussards l’ont tout de suite reconnu comme l’un de leurs pères spirituels qui ne s’offusquait pas d’être jugé par les pseudo-intellectuels qui prennent la parole comme le singe sur sa branche ». Les hôtels-littéraires ? Ce sont des chambres avec livres urbains ou en province : Le Swann –Paris 8 ; Le Gustave Flaubert -Rouen ou Le Vialatte - Clermont-Ferrand. En #off : à venir du côté de la gare de l’Est… le Rimbaud !
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