Si l’on ne devait retenir qu’une exposition ce semestre ? « Manuscrits de l’extrême » à la BNF. Une exposition en 4 piliers. Les 4 P : péril, passion, prison, possession. Quel est le plus petit dénominateur commun de ces 4 P ? La conscience : ce que nous avons tous en commun, de-par le monde, toutes époques confondues. Albert Dreyfus, dans un document sonore lucide explique les efforts qu’il déploie pour que sa conscience résiste aux tortures morales et physiques, lors de son transfert de la prison de La Santé vers le bagne de Cayenne sur l’île du Diable, en passant par le dépôt des condamnés aux travaux forcés, à l’île de Ré. Même « brimé, humilié, isolé, bestialisé, néantisé » : il lui reste l’écriture, sur des cahiers aux pages comptées et numérotées, mais, questionne-t-il « Qu’ai-je de secret à transmettre au papier ? » Si la « section » Prison est circonscrite à la seconde guerre mondiale, il est incontestable qu’aujourd’hui, ces femmes et ces hommes « empêchés » sont certes privés de liberté, mais ils sont aussi privés de leur identité et de leurs droits les plus fondamentaux, infantilisés, désocialisés, déshumanisés, dans des prisons tout autant (voire davantage) surpeuplées qu’à l’époque.
Cette exposition a ceci d’incroyable : elle met à égalité les femmes et les hommes ; les personnes anonymes et les personnalités ; les enfants et les adultes. Faut-il donc en arriver là, à une situation de l’extrême, pour que cette égalité revendiquée ici et là, voire légalisée, soit naturellement permise ? Autre évidence : les manuscrits exposés, dont la sélection est remarquable de justesse et d’équité, sont exposés en parallèle avec des peintures éloquentes et des sons. Tous les sens sont en alerte. Toutes les formes d’expressions deviennent témoignages ; des actes de résistance dont l’ingéniosité n’a d’égale que l’audace.
Francisco La Goya (Los Desastres de la guerra) vient appuyer une lettre de Germaine Tillion au tribunal, visant à défendre sa dignité, depuis la prison de Fresnes. Une lettre publique froide et distante, témoignant d’un caractère solide, dont le revers est un journal intime accablant sur le sort qui lui est réservé en détention.
Le journal de l’Abbé Franz Stock consigne les dernières paroles de ces hommes qui allaient être fusillés au Mont Valérien. La guirlande infinie de dessins de la colonie des enfants réfugiés de l’Hérault, constitue le script d’un film d’aventures sur « pellicules » de papier, projeté lors de soirées spectacles. 44 enfants juifs, raflés à Izieu sur ordre de Klaus Barbie, incarcérés à Montluc, transférés à Drancy.
Le carnet noir de l’occupation d’un anonyme « Il fait froid. Je pars et je me perds. » « Mais je garde mon crayon et mon carnet que je défends au péril de ma vie. » Le marquis de Sade côtoie Auguste Blanqui, « L’Enfermé » ou André Chénier et ses ïambes poignantes, écrites à la prison de Saint Lazare sans savoir que le lendemain matin, il serait guillotiné.
Une écriture microscopique qui en raconte long, des lettres écrites à l’encre de son sang (Latude, Alice Magnin), cousues dans des vêtements sales, des revers de vestes, ultimes liens avec un amour, un parent. Preuves inestimables et courageuses qui font barrage à la fatalité.
Face à l’extrême, le réflexe de survie reste l’écriture et : la mémoire, à l’instar de Jean Cassou, résistant qui, encellulé, composera et mémorisera 56 sonnets dans sa tête, qu’il transposera sur papier, intacts, un an plus tard.
À chaque P, sa couleur : gris prison, vert péril, bleu possession, rouge baiser passion. Les lèvres de Doris O’Casey adressées à Georges Hugnet. La lettre punition soumission de Marcel Lecomte à Irène Hamoir « Je me sens un peu féminisé dans ces moments », « une servilité amoureuse ». « Je suis et je serai toujours petite conne soumise », recopiée et répétée à l’infini. La passion, c’est aussi la perte et le deuil. Celui de l’enfant (Mallarmé), celui de l’être aimé (Marie Curie, Aurel, Saint Simon et sa mystérieuse ligne de hiéroglyphes de croix et de larmes au beau milieu d’un paragraphe de ses « Mémoires »).
C’est le désir (Henriette à Paul) et l’érotisme non dissimulé. C’est l’absolu (Georges Bataille : « Tu me demandes pourquoi je t’aime, (…) parce qu’auprès de toi je respire l’air le plus pur que j’aie jamais respiré »).
En vert, Pierre Guyotat laisse des traces obstinées de son travail, alors qu’il sombre dans le coma. Le livre d’heures de Marie-Antoinette avant son exécution, l’enfermement en soi de Jean-Dominique Bauby, une lettre à Lou d’Apollinaire devenu artilleur.
Quant à la possession : personne n’est à l’abri de la croiser un jour. Ni Victor Hugo (spiritisme), ni Blaise Pascal, ni Théophile Bra (mysticisme), ni Robert Desnos (hypnose, rêves), ni sœur Jeanne des Anges (confession de démon), ni Cocteau : « J’écris ces lignes après douze jours et douze nuits sans sommeil. » (opium), ni Thérèse Treize « Heureusement qu’ils m’ont enlevée la force, parce que j’ai tant souffert que je me serais tuée » (la douleur), surtout pas Antonin Artaud : « Nommer la bataille, c’est tuer le néant, peut-être. Mais surtout arrêter la vie… On n’arrêtera jamais la vie. »
Manuscrits de l’extrême. Péril, passion, prison, possession. BNF, du 9 avril au 7 juillet.