Ça se passe dans le Pankissi, en Georgie, dans un village musulman, une enclave dans ce pays originellement chrétien. Les petites filles, leurs frères, les mères et épouses attendent « papa », parti faire le jihad. Une source de frictions et désillusions que personne un jour, là-bas, n’aurait prédit. Le point de vue est celui des enfants, en particulier Eva et Iman, deux amies de 13 ans. L’une porte le foulard et se cache sous des couleurs sombres ; l’autre laisse ses cheveux longs en liberté, dans une robe courte et légère, jaune citron.
La cinéaste Mari Gulbiani vient d’arriver pour enseigner le « Cinéma dans les écoles » à la classe dont font partie Eva et Iman. Un art et un projet éducatif qui deviennent matière à réflexion, éveil des consciences politiques et sociétales. L’influence du « Dictateur » demeure éloquente à cet égard : le cinéma de Charlie Chaplin continue de transmettre un message nécessaire, comme celui du film « La vie est belle » de Roberto Benigni, incompris dans un premier temps.
Les filles attendent leur père tout en commençant à se familiariser avec l’objectif de la caméra et l’idée du point de vue et de ce que l’on a à dire, à travers les images. Elles parlent à leur père par skype, elles le découvrent barbu : elles n’aiment pas. Leur père veille à ce qu’elles ne portent pas de pantalon ni de jupes courtes, que leur mère enfile le niqab. Les mères mentent : elles refusent cette injonction et invitent les filles à ouvrir leur esprit. La mère d’Eva lui rappelle qu’il est important qu’elle voyage : qu’elle découvre autre chose, avant de s’enfermer dans une vie définitive qu’elle n’aura pas choisie.
De laquelle, Eva ou Iman, la plus contrainte enfant, deviendra la plus libre adulte ? C’est la question que je me pose en regardent ce documentaire si juste. Eva réfléchit beaucoup, parle peu, semble bien mûre déjà quand Iman vit, plus insouciante en apparence. Elle aura tout le temps de réfléchir plus tard. Le prisme de la caméra révèle des intentions, des contradictions, des atermoiements, des questionnements. Ces petites filles ont compris que la caméra leur permet de voir les choses comme elles aimeraient qu’elles soient, et non pas telles qu’elles sont, accablantes et effroyables.
Les parents se sont résignés, évoquant leurs fils partis du côté obscur : « D’eux, ils ne restent rien, pas même un nom sur une tombe. »
Et si, grâce au cinéma, du mensonge induit par le wahhabisme naissait la vérité ? Un documentaire essentiel et poignant, sans doute parce qu’il aborde ce sujet depuis l’œil de deux enfants, deux filles qui vont devoir se positionner, seules : entre l’école qui leur ment, partiale et endoctrinée, ces mères qui résistent, ces pères partis « à l’étranger » mais personne n’est dupe. Elles ont encore le choix. Qu’en feront-elles ? J’aimerais les revoir dans dix ou vingt ans, savoir quel mode de vie elles ont adopté, si elles sont devenues vétérinaire, si elles sont restées en Georgie, si elles portent le niqab, si elles ont rejoint leur père, si elles se sont épanouies comprenant qu’il était vain de continuer à attendre « papa ». Ça fait pener à Becket, bien sûr. Un documentaire déchirant.
France 2 diffusera le documentaire « En attendant papa », 52’, dans la case 25 Nuances de Doc, le mardi 28 mai 2019 à 00.20 ; Réalisé par Mari Gulbiani.