J’ai envie de commencer par la fin. Que l’on connait. Qui est résumée en IVè de couverture. Que je reprends ici : « Vicente Rosenberg est arrivé en Argentine en 1928. Il a rencontré Rosita Szapire cinq ans plus tard. Vincente et Rosira se sont aimés et ils ont eu trois enfants. Mais lorsque Vincente a su que sa mère allait mourir dans le ghetto de Varsovie, il a décidé de se taire. Ce roman raconte l’histoire de ce silence -qui est devenu le mien. »
Vincente Rosenberg était le grand-père de Santiago H. Amigorena. D’ailleurs, de toute sa production littéraire et cinématographique, la phrase qui raconte sa naissance, il ne l’écrit pas correctement : « Dix-sept ans plus tard, Ercilia est tombée enceinte et je suis né à mon tour. » Les femmes tombent-elles enceinte ? Comme si en tombant, Ercilia avait étouffé la voix de son enfant à naître, elle l’avait étouffé, elle qui n’avait connu que cela, l’étouffement, tel un passeur de silence.
Je commence par la fin, parce que ce roman-là, probablement le meilleur de l’écrivain, le plus abouti, le plus sincère, le plus joyeux, le moins amer, le plus court, le plus essentiel, le plus lumineux (si l’on peut dire, à l’aune des événements ténébreux qui s’y enchaînent de l’Histoire et de son histoire) appelle en moi une question : Et maintenant ? Car si le silencieux Santiago H. Amigorena, le mutique Santiago H. Amigorena, a pu traverser les années, aimer, souffrir d’aimer, aimer encore et souffrir d’aimer à nouveau, devenir père, cinéaste, romancier, et surtout devenir lui-même, aujourd’hui réconcilié, c’est au prix de ce silence qu’il rompt enfin avec le Ghetto intérieur. Il l’explique lui-même et c’est limpide : « Il y a vingt-cinq ans, j’ai commencé à écrire un livre pour combattre le silence qui m’étouffe depuis que je suis né. (…) Les quelques pages que vous tenez entre vos mains sont à l’origine de ce projet littéraire. » Lequel projet littéraire s’achève donc. Entre temps, l’auteur s’est exploré laconique, aphone, taciturne, en exil, puis aphasique. Il s’est remémoré les premières fois (amour, défaite) et les dernières (les mots), sans ne rien oublier. En somme il a passé sa vie à se livrer, lui qui ne livrait rien. Comme une grande majorité des auteurs publiés par le regretté et exigeant Paul Otchakovsky-Laurens, aux éditions P.O.L., il a mis son écriture, les mots et la langue française, au service de sa-vie-son-œuvre. On le connaît et on ne le connaît pas. En 501, Converse aux pieds, le cheveu qui semble être né blanc, l’allure dégingandée-juvénile, quoique coi il nous est devenu proche, au rythme de ses publications. Santiago H. Amigorena est cette somme de paradoxes. Intime et étranger, bavard et taiseux, lyrique et clinique. Comme l’était Vincente avant lui, lui qui, de toute évidence, a porté la mémoire de ce grand-père torturé. Torturé d’avoir quitté la Pologne pour l’Argentine, y avoir épousé Rosita, la femme qui lui était manifestement destinée, y avoir élevé leurs enfants (notamment Ercilia), y avoir développé une affaire florissante aux côtés de son beau-père, s’y s’être fait des amis, ses meilleurs amis, y avoir ancré ses repères au Tortoni, lui qui avait tout quitté, y compris son frère et sa sœur et, surtout, sa mère. On le sait : le passé n’oublie rien et il se réveille au pire moment. Vincente a fini par recevoir une lettre de sa mère, recluse dans le Ghetto de Varsovie. Il s’agissait de la lettre d’une mère pudique et fière, aux abois, aux portes de la mort, et s’il savait, il ne savait pas. S’il n’ignorait rien, il ignorait tout. Rien et tout de ce ghetto qui allait l’emmurer lui aussi, comme il allait engloutir sa mère et, avec elle, tant de Juifs. Pourtant quand il a su, il pouvait encore inverser les choses. Il a essayé, et il n’a pas essayé.
Cette histoire est émouvante, tragique, et absurde. Elle est écrite avec tant de générosité, tant d’amour et tant de sensibilité que l’on se surprend à sourire, même à rire. Jamais à pleurer. Jamais, non plus, à juger. On ne se met pas non plus à la place de.
D’origine arménienne et petite-fille de grands-parents non moins taiseux, par ailleurs jumelle de Santiago H. Amigorena, ce roman me touche particulièrement. Il y a cependant un point qui m’a perturbée, une sorte de vieille querelle entre amis, antagonisme stupide et persistant qui réunit, en vérité, plus qu’il n’oppose, Juifs et Arméniens. L’auteur évoque la solution finale adoptée par les nazis pour exterminer les Juifs. L’occasion pour lui d’ouvrir une parenthèse linguistique, étymologique et sémantique. Il explique : « Puis on a préféré parler de « génocide », un terme hybride (…). Créé par un Juif polonais en 1944 et choisi par l’ONU à cause de la Seconde Guerre mondiale, ce substantif n’a pourtant jamais été réservé à l’extermination du peuple juif –ce qui a toujours dissuadé de l’utiliser ceux qui considèrent que la Shoah a été une entreprise unique dans l’histoire de l’humanité. » Pas une fois, il ne mentionne Raphael Lemkin, à qui l’on doit ce terme. Terme qu’Amigorena indique entre parenthèses, à la manière des journalistes qui ont relaté la décision du Congrès américain, de reconnaître le Génocide Arménien le 29 octobre 2019. Terme qui qualifie le génocide des Arméniens, le premier du vingtième siècle, par le gouvernement des Jeunes-Turcs. Pourtant le 24 avril 1915 marque le premier jour du processus d’extermination du peuple arménien, dans l’Empire ottoman, qui aboutira au massacre de 1,5 Arméniens. Or, c’est ce dispositif barbare qu’Adolf Hitler reproduira à l’identique, à travers les camps, désireux d’exterminer les Juifs, lançant : « Qui se souvient encore des Arméniens ? »
(À (re)lire : les auteurs Raymond H. Kévorkian et Georges Kévorkian)
Et ça, mine de rien, ça me laisse… sans voix. Et maintenant ?
Le Ghetto intérieur, Santiago H. Amigorena. 191 pages, 18 euros. P.O.L.
Disponible à la http://www.cbpt29.netBibliothèque Pour Tous du Conquet