Un pays fou : le Vénézuela, où la présidence de la république est disputée. Nicolas Maduro et les forces armées, Juan Guaido qui s'est autoproclamé président en exercice. J'ai appris que 4 millions de personnes ont quitté le venezuela depuis 5 ans.
L'auteur, Karina Sainz Borgo est journaliste et vit à Madrid, exilée de Caracas. "La fille de l'Espagnole" est son premier roman. Fiction, récit imaginaire et littéraire, témoignage, dystopie, uchronie. Fort bien documenté, sonne juste. L'auteur connaît son sujet. Efficace, net, presque élégant quoique choc.
L'histoire : Adelaida Falcón enterre sa mère à un moment charnière : elle va devoir s'apprêter à enterrer sa vie à Caracas, d'où elle est originaire. On assiste à travers la narratrice à l'effondrement d'une existence, sur fond de chaos d'un pays. La guerre civile éclate, annoncée bien qu'ignorée.
Après l'enterrement, Adelaida regagne son appartement, qu'elle ne peut approcher. Un commando de femmes a pris possession des lieux pour y organiser un trafic de marchandises. Adelaida n'a d'autre choix que de se réfugier chez sa voisine, Aurora Peralta, la "fille de l'Espagnole".
Adelaida va aménager dans l'appartement de "la fille de l'Espagnole" et de sa mère, Julia, cuisinière hors pair, immigrée au Venezuela depuis des années, originaire de Galice, et leur survivre.
Aurora n'aura bientôt pas d'autre issue que de quitter ce pays désormais à feu et à sang. Elle va faire le chemin retour, à la place de la "fille de l'Espagnole".
Mon avis : admirablement bien construit et écrit. Cru et non consensuel. Ne passe rien sous silence d'une guerre civile, d'une révolution, de la torture, des trahisons, de la pénurie, de la censure, de la dictature, des opressions, des risques -en particulier à manifester et à s'exprimer, du prix du marché noir. Rien n'est personne n'est épargné. La survie n'existe qu'au prix du sang.
Deux questions : un pays qui bascule bascule du jour au lendemain. Prévisible, latent, devant soi et cependant quand il bascule, cela semble inattendu. Comme la mort d'un proche, soudainement diagnostiqué malade incurable. Il va mourir dans quelques jours. Quand cela arrive, on n'y croit pas, c'est le désarroi.
Dans le roman, on croise les Fils de la Patrie et leur tee-shirt rouge, les gilets noirs et les uniformes vert olive de la Garde nationale. Il m'est arrivé de penser à l'actualité en France ou à Hong Kong. Évidemment, j'ai pensé à mes grands-parents arméniens qui ont fui, sans retour possible, leurs terres natales, leur pays, l'Arménie, avec une identité qui était peut-être la leur, peut-être plus. Le prix de l'exil. Fuir et sauver sa peau.
Pose aussi la question de la culpabilité : partir en catimini et abandonner amis, familles, patrie, culture et coutumes ? Rappelons que cela commence toujours ainsi : opprimer, censurer et torturer ceux qui parlent, ceux qui pensent, ceux qui crééent, ceux qui résistent, ceux qui refusent, ceux qui dénoncent. Intéressant de se dire que les Peralta étaient cuisinières et que la narratrice, s'enfuyant après avoir adopté leur identité, devient elle-même cuisinière. Une chance de transmettre, de raconter l'indicible, de passer, de faire vivre, durablement. En l'occurrence, l'auteur a porté ce roman dix ans, avant de l'écrire.
Les allégories sont habiles. "Putain de merdier. - Quoi ? Le cancer, le Gouvernement, la pénurie, le pays ?". Quelle hiérarchie dans le chaos ? Quelle hiérarchie avant d'atteindre le Styx, ce passage infernal et obscur. Est-il si définitif que cela ? Et si le Styx était, au contraire, le passage vers l'Espoir ?
La fille de l'Espagnole. Karina Sainz Borgo. Éditions Gallimard. 240 pages. 20 euros.
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