Éditions Belfond, 510 pages, 23 euros
Le roman le plus déroutant et conceptuel que j’ai lu. Un exercice intellectuel davantage qu’une lecture romanesque, davantage qu’un essai, davantage qu’un récit, davantage qu’une œuvre historique. Une expérience au cœur de la guerre sans fin entre Palestiniens et Israéliens, par le prisme de deux familles, l’une de Palestine, l’autre d’Israël. Plus exactement, par le prisme de deux pères de famille qui perdent chacun leur petite fille. Un drame a priori insurmontable, qu’eux vont transcender. Un drame qui va leur apprendre l’humanité et polir leur désir de paix. Une histoire d’hommes que tout oppose et que l’essentiel réunit : l’amour.
Aucun lecteur ne l’ignore désormais : l’Apeirogon est une figure géométrique au nombre infini de côtés. Cet ouvrage offre une somme infinie d’occurrences qui nous éloignent de la guerre et de la barbarie, et nous en rapprochent pareillement. Jusqu’à la cinq-centième : la profession de foi de Rami Elhanan, Israélien. Par une journée paisible et ensoleillée, Smadar, au prénom biblique, sa petite fille de treize ans, meurt. Victime collatérale d’une explosion provoquée par trois kamikazes, au cœur de Jérusalem. 500, c’est un même récit, et un autre aussi. Celui de Bassam Aramin, Palestinien, musulman, Arabe. Sa fille Abir, dix ans, est la cible innocente d’un membre de la police des frontières israélienne. Elle meurt d’une balle de caoutchouc reçue à l’arrière de son crâne, de fabrication américaine, tirée avec un M-16 de fabrication américaine depuis une Jeep de fabrication américaine. « Il n’y avait ni violence ni Intifada en cours. »
Le drame va réunir ces pères. Rami : « Quand quelqu’un tue votre fille, vous voulez être quitte. Vous avez envie de tuer un Arabe, n’importe quel Arabe, tous les Arabes. Chaque Arabe que vous voyez, vous le voulez mort. » « Comme tout Israélien, je savais qu’ils étaient là, et je faisais semblant de les connaître. (…) Vous connaissez la vieille blague : chaque ville a besoin d’avoir au moins un bon Arabe, sinon comment faire réparer son frigo un samedi ? » « Voyez, à l’époque, j’avais quarante-sept, quarante-huit ans, (…) c’était la première fois que je rencontrais des Palestiniens en tant qu’êtres humains. (…) des êtres humains, je n’en reviens pas de dire ça (…), mais ç’a été une révélation. »
Quant à lui, Bassam précise : « En Palestine, on dit que l’ignorance est une terrible connaissance. On ne parle pas aux Israéliens. On n’a pas le droit de leur parler. (…) On n’a aucune idée de ce à quoi ressemble l’autre. » « La nôtre (mission) était de survivre en tant qu’êtres humains, la leur (Israéliens) de nous déposséder de notre humanité. »
Avant et après cette réunification improbable, un nombre infini d’occurrences donc, croissantes et décroissantes. La guerre, clinique. Autant d’éclats d’obus et de déchirures. L’Intifada et la paix. Autant de faits divers, qui traduisent l’indicible. De réflexions sur les armes et les tirs. Sur le temps qui passe. De pratiques et observations ornithologiques. De théories sur les nombres amicaux. De récits de prison, de prisonniers politiques. D’anecdotes. Borges à Jérusalem. Artaud à Paris qui, pour parler de son essai « Le Théâtre et La Peste » convulse et simule sa mort sur scène. Il faudra Anaïs Nin, pour expliquer. De références littéraires et historiques essentielles, pour comprendre : Primo Levi, Susan Sontag, Edward Said. De musique : Sinéad O’Connor et la vielle ballade irlandaise. Philip Glass au son expérimental : une apparente régularité.
Puisqu’il est question d’une terre à partager comme si elle appartenait à quelques-uns, dominants, qui s’octroient le pouvoir de décider et de préempter, je pense à cet autre conflit barbare et inhumain, entre Arméniens et Azéris, pour le contrôle du Haut-Karabagh.
Ces deux hommes, dont la vie nous est déroulée comme une intrigue, Bassam et Rami, finissent par se rendre en Allemagne. « Un Israélien et un Palestinien voyageant ensemble. Plus que ça. Un Israélien hostile à l’Occupation. Un Palestinien étudiant l’Holocauste. Comment lier ces choses-là. Comment secouer la torpeur du public. »
Comment secouer la torpeur du public. Une question qui demeure malgré les petites filles qui meurent chaque jour, malgré les fabrications américaines, malgré des dîners opulents et les chefs d’État indifférents.
« Huit jours avant sa mort, après une spectaculaire orgie de nourriture, le président français François Mitterrand commanda un ultime repas d’ortolan, un minuscule oiseau chanteur à la gorge jaune, pas plus grand que son pouce. Ce mets incarnait à ses yeux l’âme de la France. » Une page et demi, et 321 occurrences plus tard : « Mitterrand disait que son ultime dîner -les ortolans- réunirait en un seul repas le goût de Dieu, la souffrance du Christ et le sang éternel des hommes. »
L’indifférence politique frôle l’indigestion et conduit à la nausée.
Un ouvrage complexe et intéressant, à la construction peut-être pas assez grand public quand il est aussi question d’humanité.