256 pages, 180 images, 39€
Après l’Arménie, j’ai eu envie de voyager au Japon grâce aux beaux-livres de cette fin d’année, qui prouve à quel point la culture et le livre sont essentiels. Voyager, s’évader, se cultiver, lire. Découvrir, polir sa curiosité, passer outre les lieux communs. Ce beau, très beau livre, en est un formidable exemple, illustrant un Japon silencieux. De ce pays du soleil levant, parmi les dix nations les plus puissances au monde, que sait-on sans y avoir jamais voyagé ? Qu’il est le pays des sushis et du riz, des Sumo, du travail forcené, des appartements minuscules, du hara-kiri, des Ninja et des yakuzas, de l’hyper-densité urbaine, de l’hyper-high-tech, de l’hyper-robotisation. Les clichés ont la vie dure.
En vérité, le Japon est un pays silencieux, reposant, ressourçant et attachant. Où se concentre la beauté cachée du monde (yûgen), où l’impermanence des choses (wabi sabi) comble . Je Japon se mérite, se conquiert. Le trait le plus caractéristique du Japon, c’est son silence, que Michel Butor révélait déjà dans « Le Génie du lieu » : Et pourtant, derrière tout ce bruit, il y a un silence particulier qui est conservé. Il suffit de s’attarder un moment sur les représentations d’artistes, tout au long des pages : Katsushika Hokusai, Utagawa Hiroshige, Nadia Anemiche, Pierre Duba, Katsunori Hamanishi, Christophe Crenel, Samiro Yunoki, Iris L. Sullivan ou d’autres, anonymes. Ce qui frappe, par le prisme de l’art, le dénominateur commun de tous ces artistes, quels que soient l’époque, le continent, le mode d’expression artistique, c’est l’atmosphère ouatée et voluptueuse, et le choix des couleurs : vert nature, blanc céleste, ocre terrien, mauve ténébreux. Autant de tons qui reflètent le silence et la pénombre. Des couleurs froides, pour dire le calme, la détente, l’onirisme. Autant de courants qui traduisent le silence : photographie, argentique, xylographie, gouache et sable sur toile, encre sur soie, encore de chine sur papier, installation en sel, textiles, sérigraphie, crayons de couleur et pastel, stylo-bille et correcteur sur papier, estampes.
L’ouvrage se découpe en 5 parties, identifiées par 5 verbes qui expriment ce silence et la manière de s’en emparer : contempler (la beauté du monde), errer (le monde en sandales de paille), tracer (au commencement, le geste), apparaître (l’ombre), hanter (le chant des voix du passé). Car ce silence si particulier, il n’est pas possible de l’oublier. Il s’agit plutôt de l’habiter, de l’incarner, le faire vivre et le partager. Le silence de la transmission.
« Là où les fantômes s’incarnent, l’au-delà se montre. »
Georges Barnu, l’Acteur qui ne revient pas.
Est-ce le hasard si Martin Scorsese a intitulé l’un de ses films, parmi les plus universels et atemporels : « Silence », qu’il a tourné au Japon et qui parle de religion, un mot devenu sensible. Un film remarquable : dans lequel on décapite les chrétiens, où les catholiques survivent au prix d’abjuration sous la torture, et où ceux qui sont enterrés ne se déparent pas de leur crucifix, ultime acte de résistance. Car au final, c’est leur foi qu’ils emportent, inaltérable. Un film esthétique, qui reçoit l’Oscar de la meilleure photographie, en 2017, pour un silence qui crève l’écran.
Un silence comparable à celui qui enserre et assourdit l’Arménie et le Haut-Karabagh, pour des raisons identiques. Une épuration ethnique et religieuse.
« S’évader ! et que se brise le crayon de l’hiver »
Tarayama Shüji, Haiku du XX siècle
Le silence, c’est le calme et les saisons qui passent, c’est la mémoire, c’est une certaine idée des traditions et de l’artisanat, c’est aussi se taire, interrompre, omettre, contraindre, empêcher. Le silence, équivoque ? Peut-être parce qu’il révèle l'indicible. Le silence n’oublie jamais. Le silence légende la présence et les ténèbres.
Dans cet ouvrage fantastique, c’est aussi l’occasion de parcourir les chimères, les mythes et autres contes brumeux, les funestes apparitions du nô, de ville en île, d’Occident en Orient, d’apercevoir les lucioles et les hirondelles, de tenter d’atteindre le mont Fuji, de partir en pèlerinage, et d’écouter la mer dont la musicalité ne lasse pas.
« Comme une boucle gracieuse, le haïku s’enroule sur lui-même, le sillage du signe qui semble avoir été tracé, s’efface : rien n’a été acquis, la pierre du mot a été jetée pour rien : ni vague ni coulée du sens. »
Roland Barthes, l’Empire des signes.
Au fond le silence, c’est ce qui est nécessaire. Comme l’exprime Nadia Anemiche : « Nécessité absolue de tracer, dessiner, manipuler, modeler le matériau disponible, compulsion à créer, à sublimer le chaos : l’art brut emprunte le chemin des marges. »
C’est cela qu’exprime « Japon, le voyage silencieux ». Ce voyage au pays du silence, grâce à un ouvrage qui recense la culture et la transmission, bref : l’essentiel. Merci à son auteur, Sandrine Bailly, éditrice et professeur de lettres, dont le domaine d’études est la littérature japonaise contemporaine, pour ce moment de gâce.