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L'ami arménien, Andreï Makine, de l'Académie française
L'ami arménien, Andreï Makine, de l'Académie française

Dans Service Littéraire, le mensuel des écrivains fait par les écrivains de janvier 2021, dirigé par François Cérésa, je lis cet excellent billet d’humeur caustique de Frédéric Albert Levy (un coup de gueule), sur les temps de l’expression, romanesque en particulier. Il fustige un futur qui prend la place du passé, pourtant mieux à même d’écrire l’Histoire. Parmi les causes, l’auteur propose : « La première est sans doute à trouver dans la désuétude du passé simple en français. » C’est ce passé simple aux « multiples visages » qu’a choisi Andreï Makine, fauteuil 5 de l’Académie française. Sans doute étant donné l’aspect historique de « l’ami arménien » d’une part, mais aussi et justement pour cet air suranné, qui procure au texte son élégance et son atmosphère délicieusement nostalgique.

D’origine soviétique, Andreï Makine obtint le prix Goncourt en 1995 pour « Le Testament français » (autofictif) et, dans la foulée, la nationalité française après son exil de Russie. Depuis l’âge de 30 ans, il vivait en France dans la clandestinité.

 

« l’ami arménien » répond à toutes les tonalités du genre romanesque : dramatique, tragique même, historique donc, prosaïque, narratif. Les points de vue, pluriels, se font écho même si l’auteur nous invite à suivre celui du narrateur. À l’adolescence, ce narrateur devient l’ami de Vardan, l’enfant arménien du Bout du diable, boulevard des Bâtisseurs du communisme, ce « royaume d’Arménie » reconstitué en Sibérie centrale, à 5.000 kilomètres du royaume ancestral du peuple arménien. Le narrateur vit, quant à lui, dans un orphelinat ensauvagé, même s’il passe le plus clair de son temps auprès de ces « autochtones en transhumance ». Dans leur quartier excentré et miséreux, composé d’insalubres baraquements en bois, aux pièces nues mais étouffées de châles et autres broderies, Vardan vit entre Chamiran, sa mère taiseuse et néanmoins aimante, Sarven, horloger taciturne, Ronine, professeur de mathématiques invalide de guerre, et la belle Gulizar qui semble tout droit sortie d’un conte merveilleux. Gulizar est mariée à un Arménien emprisonné pour dissidence. Une détention provisoire qui semble ne jamais devoir finir.

« Quelques années auparavant, là-bas, dans la lointaine et mystérieuse Arménie, on commémorait le cinquantenaire d’une gigantesque tuerie, une tragédie nationale, et à cette occasion, des jeunes têtes téméraires s’étaient avisées de créer une organisation clandestine et de se battre pour reconquérir l’indépendance de leur vieille patrie. »

 

Alors qu’on attend le procès, on suit Vardan, atteint de la « maladie arménienne », et le narrateur, devenir complices, se réfugiant dans leur cube de propagande, un cabanon désaffecté qui surplombe la ville et les affreuses geôles, autrefois monastère, et qui abriterait un trésor.

Un jour, le narrateur, dont la langue arménienne commence à lui devenir familière, surprend une étrange conversation, entre Vardan et Gulizar : « anhnarin -impossible et khelagar – un fou. »

Quel projet impossible et fou fomentent-ils ?

Un autre, le narrateur, découvre l’histoire des deux photographies que Chamiran conserve précieusement, sa richesse, l’histoire des deux familles, exilées et réunies ici. Les familles Sarkissian et Altounian. Avec pudeur, le narrateur décrit les atrocités dont furent victimes les Arméniens pour avoir été ce qu’ils sont : Arméniens, du premier royaume Chrétien. Une pudeur ponctuée de proverbes éloquents : « Honteux de ce qu’il voit dans la journée, le soleil se couche en rougissant. »

Il y a d’autres jours encore, d’autres événements.

D'autres révélations.

Qui appellent des réflexions, faisant écho à l’Histoire, qui se répète, et au cours des choses de la vie, qui glisse avec une « bonhomie enjouée ».

« Mais alors… le père de Vardan -enfin, le violeur – était donc azerbadjanais. Enfin turc, en quelque sorte ! » Il n’en demeurait pas moins père.

Une histoire qui se répète. « Or, aucun livre, je m’en apercevais désormais, ne racontait l’effrayante banalité avec laquelle la vie reprenait son cours. »

 

Ce qu’il y a surtout, c’est une mémoire ineffable des moments tendres et heureux, presque insouciants malgré le chaos.

« Non, rien ne disparaîtra ! Tu vois, toi-même tu te souviens encore de la cafetière de Chamiran et, donc, de ces heures que nous passions ensemble. Ce temps est pour toujours dans ta mémoire et c’est l’essentiel… »

« Tiens, le mont Ararat, le sommet sacré des Arméniens, il est en Turquie, à présent. Nous l’avons perdu mais… En fait, ne pas l’avoir nous le rend encore plus cher. C’est ça le vrai choix : posséder ou rêver. Moi, je préfère le rêve. »

 

Au final, demeurent les livres et l’imaginaire.

Faut-il que ce roman soit écrit par un auteur, Andreï Makine à la double origine, française et soviétique, mais nullement Arménien, pour s’approprier avec tant de délicatesse l’Histoire arménienne, grâce à une histoire arménienne, celle de l’ami ?

Nul doute, quand le livre se referme. Le passé simple est bel et bien le temps le plus romanesque, le plus puissant, celui qui n’efface rien mais qui dit tout, avec nuance et indulgence.

Éditions Grasset, 213 pages, 18 €

Disponible à la Bibliothèque pour tous, Le Conquet

Tag(s) : #roman, #l'ami arménien, #Andreï Makine, #Académie française
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