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Melkon Bedrossian
Melkon Bedrossian

Melkon Bedrossian

60 ans après, l’émotion m’étrangle encore

1905-1918, récit de déportation de Sarelar à Aïntoura

 

Préface de Raymond H. Kévorkian

Traduit de l’arménien occidental par Chant Marjanian

 

Éditions maisonneuve & larose / hémisphères éditions

88 pages dont 12 de photos couleurs, 10 euros

 

On croit que les livres courts, les récits de vie, se lisent facilement et vite, et tant mieux, parce qu’on a un emploi du temps toujours plus chargé, une attention toujours plus friable, au gré des sollicitations de toutes sortes. On croit que, du génocide des Arméniens, l’essentiel a été écrit.

On a tort.

Ce bref recueil saisit aux tripes sans pathos et, à l’instar des meilleurs « page-turner » on n’a pas envie d’en découvre tellement rapidement, avec l’histoire de Melkon Bedrossian. L’écriture n’est pas littéraire, il n’y avait d’ailleurs aucun enjeu d’écriture, au départ. Pourtant, on lit sans s’arrêter, on lit cul sec, cette histoire intime et personnelle qui traduit beaucoup d’un épisode historique : la déportation de milliers d’Arméniens, de Sarelar (gouvernorat de Marach), en Cilicie, à Aïntoura, non loin de Beyrouth. Une lente et corrosive déportation à pied et en train, en famille et seul. Une déportation dans un camp de concentration, en Syrie (Hama), avant le placement en orphelinat, au Liban, pour le petit Melkon. Et puis il y a l’évasion et l’exil. En Grèce et en France, de Marseille à Valenciennes, pour terminer en banlieue parisienne, à Montreuil, à Boulogne-Billancourt, et à Antony, promesse d’une vie paisible, à soi, en famille. À cultiver un petit bout de jardin, comme Candide. D’ailleurs le chapitrage du récit rappelle l’organisation de l’œuvre initiatique de Voltaire.

C’est ce récit que Melkon nous donne à suivre, nous, amers et en colères, indignés et révoltés, mais aussi admiratifs et reconnaissants. Admiratifs parce que le narrateur ne se plaint jamais, il livre une vérité de manière presque naïve, comme s’il avait d’emblée su se protéger, inclure une distance salvatrice. Admiratifs, stupéfaits même, parce que le narrateur résiste avec un certain panache. Reconnaissants, parce qu’il délivre un témoignage rare, nécessaire et généreux. Un précieux héritage.

Melkon Bedrossian a écrit ces lignes adulte. Son fils Jacques a retrouvé son manuscrit dans un grenier, après le décès de son père. Un cahier d’écolier rédigé en arménien. Il explique, avec une sagesse et une sagacité que son père semble lui avoir transmis : « Mon père peut reposer en paix et être fier de ses enfants. Son histoire n’est pas tombée dans l’oubli. » Jacques Bedrossian a fait traduire ces mémoires inattendues et les a offertes au Musée de l’Immigration, porte Dorée, ainsi que le bâton d’exil de son père, une canne sculptée et gravée au nom de Bedrossian, par Melkon lui-même (qui deviendra ébéniste, après une multitude de petits boulots).

 

L’historien Raymond H. Kévorkian a accepté de préfacer ce recueil, une initiative qui ne créée aucun filtre entre le lecteur et le narrateur bien au contraire. Qui contextualise d’un point de vue historique mais pas seulement. Des mémoires « rédigées soixante ans après les faits, apporte une pièce de plus à l’édifice mémoriel érigé en monde arménien depuis des décennies. (…) exigence de vérité. (…) détails inédits sur les moyens employés par les Jeunes Turcs pour recruter des enfants candidats à la turcisation. »

Aïntoura, on en a vaguement entendu parler.

Un orphelinat où les jeunes enfants arméniens étaient turquifiés et islamisés de force. Personne n’en avait encore donné une photographie de l’intérieur, à la fois écrite et visuelle. C’est chose faite désormais. Pourtant, si Melkon Bedrossian a vécu l’enfer, et quoique traumatisé, ce qu’on lit n’est jamais affligé, exagéré ou bouffi. À l’amphigouri, le narrateur a préféré la voix de l’enfance, à la fois insouciante et lucide, intelligente et imprudente. Un récit à hauteur d’enfant, celui qu’il était alors. Parvenu au mitan de sa vie, entouré de sa famille, deux de ses sœurs et celle qui allait devenir son épouse, qu’il a réussi à rapatrier en France, leur nouvel et définitif eldorado, et de ses enfants, il a tout reconstitué, depuis son plus jeune âge. Quand il pensait « que le monde était un lieu de rêve. »

 

Les massacres d’Adana (30 000 victimes) viennent bouleverser ses certitudes. Les Arméniens sont devenus des gyavour (infidèles). Les Jeunes-Turcs pillent et exécutent. Le père de Melkon est trahi par l’un de ses amis de confiance qui lui tire une balle dans le dos, avant de le dépouiller, allant jusqu’à lui couper l’annulaire pour récupérer son alliance. Les Arméniens récalcitrants aux ordres sont punis « de multiples coups de bâtons sur la plante des pieds (…) jusqu’à ce que le sang jaillisse », le supplice de la falakha. Puis c’est la déportation. Les Arméniens disposent de huit heures pour se préparer, sans autre préavis. Melkon a dix ans quand il découvre Alep, puis le camp de Hama, « sous un soleil écrasant. » Comme dans Camus.

Les enfants sont appâtés au moyen de rations de pain, de soupes et de fruits. Avant d’être conduits au Liban, à l’orphelinat d’Aïntoura. Melkon adresse un regard à sa mère et sa sœur aînée, sans savoir qu’il les voit pour la dernière fois. Mensonges, lavages de cerveaux, nouveaux noms, turcs, autre religion, musulmane, et sévices.

« Une fois tous les prénoms arméniens oubliés, la direction entreprend d’éliminer toute trace chrétienne du collège. »

Jusqu’à ce que Melkon mette tout en œuvre pour s’évader. À l’âge de 12 ans, il a connu le pire, de l’existence.

 

Ce qui est frappant dans son récit, c’est que les pires inhumanités côtoient la plus merveilleuse poésie. On a l’impression de passer du jardin d’Eden aux enfers, et vice-versa. « Des paysages pittoresques et nous nous désaltérons à des sources d’eau limpides », « Des hiboux assistent à ce dramatique spectacle de désolation. C’est un mauvais présage. » « Les maisons garnissent les deux flancs de la colline tels des champignons à chapeaux blancs. ( …) rangées de mûriers. (…) riches soieries. » Impressionnant d’acuité.

Melkon apprend, dans le même temps, à pédaler sur un vélo sans tomber et à enterrer un enfant mort de fatigues et de privation. Il apprend à mentir, à dérober, à se soumettre quand le Pacha vient inspecter Aïntoura, sans se départir d’une « joyeuse impatience » car ce jour-là, les enfants savoureront un bon repas. Roué de coups, il n’en perd ni sa malice, ni son sens de l’audace.

 

Ce livre m’a émue, il m’a aussi fait rire. La personnalité de Melkon Bedrossian est attachante. J’ai connu son fils Jacques et nous sommes toujours en contact. Un fils discret et malicieux. Avec son cousin Pierre Mampreyan, ils décident de léguer leur maigre succession. Précisément au moment où leur arménité commence à les titiller. Mais une arménité, quand on est né en France dans une famille qui a tout fait pour s’assimiler et ne plus jamais parler d'autrefois, une famille taiseuse issue d’une immigration silencieuse, ça prend toute une vie. C’est pesant et brûlant parfois, ça rend aussi plus curieux et philanthrope, réceptif et disponible à l’autre, à tous les autres.

Une lecture enrichissante.

À relire : ici

Tag(s) : #Actualité, #Arménie, #Melkon Bedrossian
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