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Hiroshima
Hiroshima

25 octobre 2010

Hiroshima

 

Hiroshima
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Djan habite au-dessus du pont Motoyasu-bashi. Son appartement est clair, spacieux et épuré, avec de grandes baies vitrées, depuis lesquelles on aperçoit l’horloge géante qui surplombe la rivière Mtoyasugawa. Depuis son balcon, on se croirait sur l'île Saint-Louis à Paris ou peut-être dans un immeuble des Hauts-de-Seine, vers le quartier d'affaires de La Défense, sur l'Île de la Jatte, en face du Temple de l'Amour. Sauf que même ici, cette vision urbaine est équilibrée par la forêt au loin, et la verdure, partout. La verdure verdoyante au coeur de la ville. L'urbanité respire au gré des flots lents. Des cloisons de papier séparent les pièces, meublées de manière spartiate, sur des tatamis et des tapis en Sisal. Aucun bibelot, quelques affiches de films cultes, Les Sept Samouraï, Geisha, Godzilla et je pense à ma mère. Je n’irai sans doute pas à Nagasaki, mais j’ai tenu la promesse, à ma manière, découvrant Hiroshima grâce à un coup de tête romanesque. C'est le bruit sourd de la porte d'entrée qu'on refermait qui m'a réveillée. Les autres sont partis. Le temps que Djan se réveille, j'ai fermé le tourne-disques et soufflé sur le diamant, j'ai rangé quelques cadavres de bouteilles dans la cuisine, fait tremper le plat de spaghettis, rempli le lave-vaisselle, pendant que je me faisais couler un café, et à présent, j’observe les bateaux de croisière défiler. La vie a ralenti et déploie davantage son précieux et malicieux pili-pili.

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Vers onze heures trente, après m’être recouchée dans ses bras, Djian et moi sommes frais et dispos. Il décide de m’inviter à bruncher dans une gargote en plein air, sur les quais. Je le sens d’humeur ardente et romantique. Je n’ai pas envie de freiner son état d’esprit, qui est aussi le mien, mais comme je suis à Hiroshima, je lui demande de m’emmener voir la Bombe A. Il ne sourcille pas, ne se dépare ni de son sourire, ni de ses yeux plissés de contentement. Lorsque l'on arrive au pied du dôme, après avoir longé la rivière Ota comme si nous nous promenions le long des quais de Seine, béats et contemplatifs, ignorant l'Histoire et ses vestiges, qui font partie du quotidien des habitants d'Hiroshima, face aux ruines, je suis aussitôt parcourue de frissons. Tout autour, le long de l'allée bordée d'arbres taillés au cordeau, je découvre une série de panneaux explicatifs, d’articles de presse, d’images qui me foudroient. Jusqu'à présent du Japon, j'ai découvert l'Art en symbiose avec le paysage. À Hiroshima, c'est l'Histoire qui fait corps avec l'environnement. Djan reste en retrait, le temps que je lise. À l’origine, le bâtiment, construit de briques et de ciment, une construction qui rompt avec le bois, abritait l’office de la Promotion Industrielle. Il n’a pas été complètement détruit, son toit de cuivre a fondu mais la charpente est demeurée intacte. C’est ici, très précisément, qu’a eu lieu l’impact de la bombe A. Quatre-vingt mille personnes sont mortes. Le site ne se visite pas si la température excède cinquante degrés, j'apprends, tout en me faisant la réflexion qu'au-delà de trente, déjà, j'en serais bien incapable. Aujourd'hui, il pleuviote et le temps est lourd, le ciel noir et blanc, très bas, d'Ouest. On doit frôler les vingt-cinq degrés peut-être, que que Halloween soit proche. Je n'ose imaginer des températures plus élevées, l'été, mêlées à un soleil de plomb et de poudre.

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Eux s'en moquent de ces considérations d'humains capricieux. Genbaku est devenu leur paradis. Ils semblent préserver l’endroit, prêts à le défendre. Si les chats n’ont aucune mémoire collective, comment se fait-il qu’on les retrouve toujours, érigés en gardiens de théâtres d’atrocités et d’inhumanités, en résistants. Je m’approche et les félins viennent à moi sans retenue. Ils miaulent, ronronnent, me présentent leur dos rond et leur queue dressée et frémissante, frottent leurs pommettes hautes à mes jambes. Ils sont gris, tachetés, roux ou blancs immaculés, aux yeux vairons magnifiques. Djian me regarde étonné : les chats restent en retrait, en général, observateurs plus qu'acteurs. Peut-être croient-ils que tu es l'une de leur congénère, se moque-t-il.

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À présent, Djan m’entraîne dans le parc, devant un monument au Haïku. Celui de la flamme pour la paix, m’explique-t-il, qui signifie : Restez en paix pour que l’erreur ne soit pas commise à nouveau. Hélas, j’ai bien l’impression que les drames n’enseignent rien aux hommes, je lui rétorque. Puis il me conduit jusqu’à la statue des enfants victimes de la bombe A. Quand il s’agit d’enfants, l’émotion est toujours un peu plus forte. La statue a été inaugurée le cinq mai 1958, pour le jour des enfants.

Tu as des enfants ? je lui demande. Une fille, m’explique-t-il. Qu’il ne voit pas. Il a été marié, très jeune. Le couple d’amants est devenu un couple de parents. Mais lui n’était pas prêt pour cette vie-là, lui voulait continuer de voguer, voyager et explorer, il n’était jamais satisfait de l’endroit où il se trouvait. Il a fait le tour du monde, en travaillant sur des bateaux de croisières.  Miami, le Canada, l’Alaska, il a vécu un temps à San Francisco où il a été pilote. C’est là qu’il a rencontré son épouse, qui avait affrété un petit avion, à l’aéroport de San José. Une Japonaise, comme lui. Forcément, ça rapproche. Elle était divine. Au début, il pensait qu’elle était Hawaïenne, avec ses longs cheveux soyeux et noirs, et son sourire éclatant. Ses yeux brillent comme de l’or quand il me la raconte.

- Et alors, que s’est-il passé ? je demande, piquée par la confidence.

- Tu connais la parabole de la montagne ? regarde en face de toi, là, tu vois une énorme montagne. Comme tout le monde, tu veux atteindre le sommet. Pourvu qu’à côté, il y ait de petites parcelles de terrains, soutenues dans les airs. Sauf que ces petites parcelles, elles te font miroiter un chemin plus facile à emprunter pour atteindre le sommet. C’est dans la nature de l’homme, de chercher un moyen toujours plus facile d’atteindre son but, en s’épargnant tout effort. Certains hommes se croient toujours plus malin. Je fais partie de ces hommes-là. J’ai décidé de sauter d’île en île pour atteindre le sommet sans avoir à affronter la montagne. Pas une fois j’ai pensé que je prenais le risque de tomber plus bas que terre.

- Que veux-tu dire ? qu’est-il arrivé ?

- Nous nous sommes installés à Tokyo, elle et moi, et notre petite fille. Elle était issue d’une famille de l’aristocratie et avait pas mal d’entrées ici et là. Ça m’a collé la pression. J’ai décidé de m’en sortir, finis les petits boulots, les voyages, je devais me stabiliser, j’avais la responsabilité d’une famille. J’ai ouvert une brasserie artisanale à Tokyo, j’étais parmi les premiers. Le succès a aussitôt été au rendez-vous. Je crois que tout ça m’est monté à la tête. Le problème, c’est que je ne savais pas gérer une affaire. Très vite, les dettes se sont accumulées. Et puis, j'avais ma fierté, orgueil mal placé sans doute, j'en sais rien. Je ne voulais rien dire ni devoir à ma femme. J’avais bien repéré quelques types louches, qui avaient l’habitude de se retrouver à la brasserie. Des barons de la drogue. On a commencé à sympathiser, ils ont compris mes problèmes et ont décidé de me sortir de la merde. Ils m’ont fait confiance, tu comprends. Enfin, c'est ce que je me suis dit. Quand les banques et même ma femme, et toutes ses relations, m’ignoraient, eux étaient là. Avec eux, j’ai grandi, j’ai appris. J’ai commencé les trafics. Je suis devenu une mule fiable et redoutable. Ça me procurait une de ces adrénalines, j’avais le goût du risque, c’était grisant le go fast, plus fort qu'au cinéma. Et puis je renflouais mes dettes. Je réussissais à mener cette double vie sans problème. Je pense même qu’entre ma femme et moi, ça a été nos plus belles années. Elle, elle n’a jamais rien soupçonné de mes « voyages d’affaires », elle croyait ce que je lui racontais. Ou comme moi, elle a préféré ne rien demander, ne pas savoir. Jusqu’à ce voyage, que j’ai entrepris au Venezuela et au Paraguay. Trafic de coke. Jusqu’à ce que je comprenne que l’Eldorado n’existe pas. Tu sais, Candide, je l’ai découvert en prison. J’ai bien cru que Voltaire l’avait écrit juste pour moi. J’y suis resté un paquet d’années en prison. Mes années de jeune homme. J’y ai divorcé. Je n’ai jamais revu ma femme ni ma fille. J'y ai appris à écrire aussi, j'y ai beaucoup lu. J'y suis devenu scénariste. Une femme qui organisait un atelier d'écriture m'avait dit que j'avais une vie romanesque, elle insistait pour que j'écrive. Grâce à elle, je me suis mis à écrire, un journal, des dialogues, et des histoires. Depuis que je suis sorti, je me tiens à carreaux. Le pire en prison, tu vois, c’est pas la déshumanisation, l’infantilisation, les humiliations, non, le pire, c’est la promiscuité.

- Ça fait combien de temps ?

Je n’ai pas su combien de temps il était resté emprisonné, ni où, ni depuis quand il avait été libéré. Il avait déversé sa tirade et ensuite, s’était renfermé. On disait que les conditions de détentions au Japon étaient très strictes. Je comprenais mieux son air mélancolique, ses gestes distants, ses yeux aux nuances vagues. Oui, sous la chemise rose flamboyante et le 501, sous le panache ostensiblement affiché, on sentait des fêlures persistantes, des blessures persifleuses.

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Dans le train aux couleurs et personnages d'un manga populaire, qui me ramène à Takamatsu, je pense à cette petite fille qui n’a plus revu son père. Et je lis avec beaucoup d’émotion le livret qu’il m’a offert. Sasaki Sadako a deux ans quand la bombe frappe Hiroshima. Elle survit pendant dix ans, avant de mourir d’une leucémie. Elle avait entamé la fabrication d’une guirlande d’oiseaux de papiers, et avait estimé que si elle atteignait mille grues en origami, elle serait sauvée. Elle est morte avant. Ses copains de classe ont alors eu l’idée de construire ce monument funéraire, de poursuivre sa guirlande et de la terminer. L’intention s’est propagée. Plus de trois-mille enfants de neuf pays ont contribué à cette réalisation. Une statue de neuf mètres de haut, un trépied en forme de dôme, surélevé d’une petite fille qui tient une grue en origami, devenue symbole mondial d’espoir. Je me suis étonnée de tous ces dons, déposés autour du socle, ainsi que des dessins d’enfants exposés, toutes ces photos. J’ai trouvé ce lieu de recueillement si vivant. Beaucoup de sculptures en origami, de Peace and Love aux couleurs de l’arc-en-ciel. J’y ai presque entendu un piaillement juvénile, flottant dans l’air pluvieux.

 

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Plus tard, dans ma chambre d’hôtel, laissant mes pensées divaguer, je songe à Rudyard Kipling, qui décrit son premier voyage au Japon de manière assez naïve. Ses Lettres du Japon, à la manière d’un enfant dont les yeux brillent sous l’effet des merveilles du monde qu’il découvre. Le Japon révèle l’enfant que l’on n’a pas cessé d’être, ce pays révèle l’humanité en chacun de nous.

Bien après ce voyage, j’aurai l’occasion d’en discuter avec monsieur I. qui m’écrira ceci, me présentant ses vœux : « Ce premier janvier n’est pas le premier jour de votre nouvelle année. Ce voyage au Japon était le commencement du reste de votre vie et je suis heureux que ce commencement ait démarré dans notre pays ».

 

À suivre...

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