26 octobre 2010
Megijima et Ogijima (1)
Aujourd’hui, c’est le jour où nous devons visiter les îles de Megijima et d’Ogijima.
Djan n’est pas au rendez-vous. Tant pis. J’irai avec Miss Nuku et Jess H. Voyage entre filles, aux pays des contes et légendes. Miss Nuku, emplie de malice, me demande comment ça s’est terminé, l’autre soir, avec Djan. Si je sais pourquoi il n’est pas là. Rien de spécial, je réponds et non, je ne sais pas. Ni elle ni Jess H. n’insistent, tout en se faisant un clin d'oeil qu'elles croient imperceptible.
Megijima : de Takamatsu à Ogijima, traversées et #cielfies (1)
La traversée en bateau m’ensorcelle, dans cette petite embarcation, semblable à une coque de pêcheurs. Nous sommes installées à l’avant, au cœur d’un vent qui enivre. Instables, mais grisées de liberté.
On accoste d’abord à Megijima, l’île aux démons. Jess H. nous sert de guide, elle explique qu’une fourche à trois dents épineuses sur un rond représente l’île, les flots de la mer tout autour. De mon point de vue, c’est l’île la plus romantique de la Mer intérieure de Seto, et l’une des plus petites, poursuit-elle. Moins de trois kilomètres carrés, un bord de mer de huit kilomètres et deux cents villageois. Presque entièrement ceinturée par un mur de pierres, appelé Ote. Est-ce ce rempart de quatre mètres de circonférence qui donne à l’île son apparence étrange, protégée contre tempêtes, marées et démons. Tel est le mystère qu’entretiennent les habitants de l’île, nous bruisse Jess H., comme si elle s’apprêtait à réciter une fable populaire à des enfants aux yeux ronds. Il était une fois Momotaro, un petit garçon repêché par un couple d’habitants de Megijima. Ils avaient décidé de l’adopter et le petit garçon leur avait expliqué qu’il leur était destiné. Il se disait fils de pêcheur. Momotaro était un enfant paresseux, que Dieu avait missionné pour aller combattre les démons de l’île voisine de Onigashima. Comme dans tous les contes, ce héros est confronté à ses démons, accompagné d’animaux pour survivre aux épreuves qui le feront grandir. Le faisan, le chien et le singe. Il triomphe bien sûr, et revient habiter chez sa famille, à qui il a prouvé sa valeur. Ils vivent heureux, débarrassés des démons.
Avec les filles, lors de la soirée au caveau, j’étais retombée en adolescence. Une adolescence radieuse. À présent, elles me renvoient encore plus loin, à l’enfance enchantée et enchanteresse, grâce aux contes et aux légendes, grâce aux livres et aux histoires qui émerveillent.
Megijima, entre ombres et lumières comme dans un film de Rossellini ou de Bresson
Jess H. est intarissable. L’archipel de Shikoku est réputé pour ses mythes, en particulier celui d’Izanagi et Izanami, qui ont créé le monde. Ils forment le premier couple divin. Ils ont disposé un escalier reliant le ciel à la mer, traversant l’Océan, le vent, les arbres, les rochers, les cerisiers en fleurs. Ce faisant, ils ont donné naissance aux îles du Japon. Quatorze au total. Mais aussi à tous les Kami, qui progressent grâce à leur sens divinatoire. Aux seigneurs et aux empereurs, les Mikado. Miss Nuku et moi, nous sommes passionnées, les yeux brillants. On en redemande. L’île a ceci de particulier, les filles, poursuit Jess H., les artistes du festival ont élaboré des installations avec les insulaires comme sur les autres îles, mais en raison de leur caractère fantastique, certains endroits sont eux-mêmes devenus des lieux intégrés au Art Setouchi. Par exemple la caverne des ogres et la maison du sommet Washigamine, qui offre une vue à trois-cent-soixante degrés sur l’inland japonais. On va aller voir, venez, suivez-moi. Il se murmure que parfois, les visiteurs peuvent entendre le rire de l’ogre lorsqu’ils quittent l’endroit.
Megijima, anses et criques
On apprend encore que cette île, plus que les autres, est le paradis des enfants pour une autre raison. Les eaux des plages entre Takamatsu et l’île sont réputées parmi les plus saines du Japon. C’est l’un des spots où prendre du bon temps, se baigner et pêcher. C’est dommage regrette-t-elle, tout en nous conduisant à une crique préservée qui semble nous être offerte, rien qu’à nous trois, je n’ai pas pensé à vous dire d’amener vos maillots de bains, termine Jess H. L’anse a des airs de décor de cinéma, l’eau couleur lagon et le sable reflet des nuages. Je réponds que pour ce voyage au mois d’octobre j’ai bien pensé aux bottes et au manteau mais, je l’avoue, pas au maillot de bain. Ça nous fait rire. On va quand même tremper nos pieds. L’eau est divine. Miss Nuku résiste à la tentation de se dévêtir et de se baigner nue, ou en culotte. Jess H. la freine dans son élan : il y a beaucoup de touristes, et même, vis-à-vis des îliens, ce serait gênant. Miss Nuku insiste : regarde autour de nous, je ne vois pas de touristes, je ne vois personne. J’avoue que l’endroit est désert et tellement dérobé. Jess H. capitule et elle la première, une fois dévêtue, s’élance dans l’eau. On reste s’y amuser quelques instants à peine. On s’éclabousse, on patauge au bord, on entame quelques brasses, on sourit gorge déployée, nos corps nus et pailletés de faisceaux de lumière. Une parenthèse que je n’oublierai certainement pas.
Megijima, art et transmission
À Megijima, l'école a été transformée en site artistique. Pour la visiter, on doit déposer nos affaires dans des casiers et emprunter des chaussons avant de traverser les salles reluisantes, vidées de chaises et de tables, et animées de vidéos, d'installations et autres sculptures. Les fenêtres, carrées, s'ouvrent sur une nature authentique, immémoriale et préservée. Quelle magnifique endroit de transmission, scolaire et artistique. Autant de preuves d'existences sont mises en scène. "Il y a eu", explique Christian Boltanski, quand il explique sa démarche, ses listes, ses visages, ses boîtes de biscuits, ses malles, ses vêtements et ses photographies. Je crois que ce "Il y a eu" concerne les artistes, en général. Megijima me renvoie une fois de plus à mes fantômes et mes morts, dont j'ai l'impression ici, qu'ils m'encouragent à les laisser voguer sans crainte, eux de leur côté, l'ombre, et moi du mien, la lumière. Jamais endroit n'aura autant été composé d'ombres et de lumières : ruelles étroites et sombres, port et jetées ensoleillées. Lorsque l'on s'y engouffre cet après-midi-là, on est accompagnées par le grincement strident de haubans et de vent. J'ai l'impression d'errer dans un film d'horreur. Parfois même, pénétrer dans ces venelles si tortueuses me semble intrusif. En fait, je ne sais pas pourquoi, l'atmosphère qui se dégage me rappelle celle, languide et un peu moite, de Bagdad Café.
Cet espace singulier, est signé Fututake. Il ressemble, de l'extérieur, à une fabrique poétique, une factory, avec ses grosses lettres déposées sur ce fronton imposant. Tout ici est anachronique, juxtaposé, l'art comme liant et conducteur.
Megijima, art et miroir
Sur l’embarcadère, on se laisse séduire par une colonie de goélands alignés, installation-haie-d’honneur plus vivante que nature, qui file jusqu'au démon protecteur, en lieu et place d'un phare. La lumière forme un halo qui recouvre tout d’un or pâle, sous ce ciel turquoise. Cette colonie, on la doit à Takahito Kimura : Sea Gull’s Parking Lot. Les goélands se tournent vers la droite ou vers la gauche selon le sens du vent qui afflue sur le port, ils accueillent les visiteurs, et les saluent. Avant de voguer vers Ogijima, nous restons assises en silence, à l’écoute de ce qui nous environne, à côté de la statue du fils de pêcheur victorieux, accompagné de ses fidèles animaux de compagnie.
À suivre...
Megijima : de Takamatsu à Ogijima, traversées et #cielfies (2)