Nuit du 26 au 27 octobre 2010
Takamatsu
Je me suis endormie sans sentir le sommeil me cueillir. Quand je me réveille, il est vingt heures. Je suis chiffonnée mais ça va passer. Je me prépare pour sortir dîner. Dernière soirée à Takamatsu, ma ville-jumelle. J’en ai les larmes aux yeux et le cœur tout étréci, malgré tous ces battements reconstitués. Que j’entends, gémellaires, symétriques et constants. Si quelqu’un me proposait de rester, Miss Nuku, Jess H., ou je ne sais qui, au Japon, ici à Takamatsu, j’accepterais sans réfléchir et sans condition. Serveuse au Nuku café, attachée de presse du festival triennal, ce qui me permettrait d’apprendre le japonais, revoir Djan pourquoi pas, je n’étais pas amoureuse hier mais demain ? Artiste à Naoshima, aux côtés de Tomoko I. ? J’assisterais monsieur Fututake aussi bien, à Noashima. Depuis Takamatsu, où j’habiterais, je me rendrais en bateau sur l’île aux artistes, où je travaillerais. Et créerais. Je m'aperçois que l'île aux artistes a remplacé celle des morts, Böcklin et Rachmaninov me semblent bien éloignés évanescents, là-bas au loin, jadis. La mort finit par s'estomper et se fondre.
Je n’en finis pas de mes élucubrations. Miss Nuku m’attend. M’installe au comptoir, à côté d’elle, entre sa cuisinière et la barmaid, et me commande une bière. Elle me parle depuis un moment, je finis par me retourner vers elle, les yeux embués. Je crois qu’elle me demande si je suis bien rentrée tout à l’heure, si j’ai préparé mes valises. J’ignore ses questions et ces perspectives affreuses. J’ai l’impression de devoir quitter de très bonnes amies, alors que rien ne m’y oblige, aucune contrainte. Parce que, pour dire la vérité, ce qui m'attend à Paris ne m'intéresse pas. Plus. Plus, depuis combien de temps ? Ni mes fonctions de Dircom' au sein du groupe La Poste, ni mon activité de pigiste, ni chroniquer les expositions, ou le cinéma, ni les cocktails, ni les soirées mondaines, ni cet abus de champagne et de vin blanc qui m'enivrent, ni mes précédents romans, tous écrits au rythme de la colère, qui ne racontaient pas grand chose aux lecteurs d'eux-même, cherchant à provoquer pour comprendre, comme un matériau d'art brut, mais comprendre quoi de moi, que je viens de comprendre au Japon, ni la ville de Paris qui m'enserre, au coeur de laquelle je m'époumone. Je ne m'y entends plus, personne ne m'y entend plus d'ailleurs. Rien d'essentiel, en France, ni personne, à part mes parents et mes amis, si chers, ne m'attendent plus. C'est fini. Mes amis viendraient me rendre visite au Japon, mes parents aussi, moi-même je voyagerais sur leur continent parfois. Un océan nous séparerait, c'est certain, mais ne les verrais-je pas plus souvent en réalité, et surtout : en conscience, attentive à eux. Si je suis honnête avec moi-même, les voir à Paris m'indispose tellement, que je ne suis jamais concentrée, jamais tout uniment dédiée au moment présent en leur compagnie, plutôt affectée à me débattre en voiture, après avoir veillé à ne pas oublier la date fixée au moins deux mois à l'avance compte tenu des emplois du temps des uns et des autres, de nos obligations et aléas, trouver à me garer, contourner les travaux, essayer de fuir les klaxons et autres queues de poisson, éviter la débandade et la cohue, louvoyer entre les pigeons aux pattes grêles et ensanglantées, eux les premiers qui m'ont tant fait détester Paris. Paris parfois si sale, et rempli de morgue. Dans ces conditions, en dilettante, j'en arriverais peut-être à apprécier toute la beauté des monuments parisiens, ce patrimoine certes inestimable mais Ô combien arrogant et encellulant quand on y vit. Y réfléchir ce soir, et ce décor me fait l'effet d'une prison ouverte, Casabianda en Corse, tiens, un mirage, une illusion. Je me sens physiquement leurrée et écartelée, en face de Miss Nuku si posée. Les traits de son visage sont paisibles, ses gestes souples, elle m'écoute et m'entend, détendue et accordée comme un instrument de musique. Ensemble on a ri de bon coeur, mâchoire décrispée. Depuis combien de temps cela ne m'était plus arrivé ?
Jess H. et son équipe arrivent et, Ô surprise : Tomoko I. Bientôt et contre toute attente, Djan apparaît à son tour. Il m’adresse un sourire amical, presque fraternel.
J’en suis tout émue. J’essaie de trouver une parade pour ne pas fondre en larmes. Un verre d’eau fera l’affaire. J’observe les yeux de Miss Nuku qui luisent comme des papillons de nuit. Pour retrouver une contenance elle me dit : Write ! You’re a writer. Jess H. appuie son propos et espère bien lire la chronique du premier festival d’art contemporain du Japon, la chronique du Art Setouchi Festival, du point de vue d’une française cardiaque, venue rassembler ses battements de cœur artistiques et organiques. Cardiaque ? Et si nulle ombre cardiaque ne m'avait jamais menacée. S'il s'agissait d'autre chose. Un burn-out ? Ce mot tabou frémit, il traduit quelque chose qu'on ne formulait pas autrefois, il n'y a pas si longtemps. Il traduit un profond malaise, celui de n'être pas la bonne personne à la bonne place au bon moment. Il traduit une nature profonde qu'on a occulté. Comme la mort, je me suis fondue, existant bien malgré moi, tout en noir. Il traduit une négation de soi. Car moi, c'est quoi au juste. C'est qui. C'est personne. C'est un grand mystère, quelque chose de fantomatique. Christian Boltanski le savait. Grâce à lui, j'ai la preuve d'exister, de survivre et réagir, prendre les choses en main. Me considérer.
J'ai l'impression de découvrir des vérités universelles quand Jess H. me sort d'une torpeur inattendue, ces révélations qui surgissent en pagaille, naïves et violentes. Merveilleuse et miraculeuse Jess H. Ça me donne envie de pleurer et d'aimer. Tomoko I. me tend un gros paquet emballé. Au poids et à la forme, je soupçonne un beau-livre. J’ouvre, toute nouée à l’intérieur, le ventre les boyaux tordus. Le superbe catalogue de Naoshima-inland, un ouvrage magnifique, qui restitue la beauté de ce festival, de cette île artistique, de la citrouille aux petits pois, et du silence voluptueux et lent qui y règne. Dédicacé par Soichiro Fututake en personne. Je lirai plus tard, seule. Djan m’offre à son tour une petite pochette, au logo du festival. J’imagine une manigance fomentée avec l’équipe de Jess H. Quand ont-ils trouvé le temps ? Je découvre un pendentif-pumkin jaune. Miss Nuku verse une tournée à chacun d’entre nous. Djan m’apprend que juste à côté d’ici, la boutique du Art Setouchi Festival regorge de pépites. Demain matin, j’y passerai avant de partir, pour une sélection d’objets en origami, de démons, de cartes postales poissons en biscuit. Autant de souvenirs que je destinerai à monsieur I., monsieur J. de l’agence de voyages, à ma chef bien sûr, Catherine J., qui n'y est pour rien et qui y est pour beaucoup, à mes parents, aux amis.
Miss Nuku revient avec un de ces dessins dont elle a le secret : la série de hiboux, emblème de son bar et concept-store. Une douleur aigüe me transperce le cœur. Je me fais l’effet d’un hibou dans des décombres, abattu, exterminé. J'observe Satomi M., Masuda K. et Tomoko I. en grande conversation, ça parle chiffres, touristes, visiteurs. Elles semblent toutes les trois réjouies de cette première édition du Art Setouchi Festival.
Je demande à Miss Nuku ce que signifie Nuku, en écrivant sur mon carnet Nuku à côté d’un point d’interrogation. Elle saisit le carnet et le crayon et je comprends que Nuku indique qu’il faut aller au bout de son effort, au bout de soi. J’ai l’impression qu’elle me fait un clin d’œil, mais c’est impossible qu’elle ait compris tout cela. Djan reste un peu en retrait : le seul homme pour toutes ces femmes virevoltantes ce soir.
Miss Nuku nous installe à une table et nous ramène du poisson et du riz, de la bière japonaise ambrée, du thé noir. Djan et elle en profitent pour discuter bières et brassage. Je le trouve sincèrement détendu et moins méfiant.
Et si je ne rentrais pas ?
Et si je ratais mon départ de Takamatsu ?
Si je restais, est-ce que ça deviendrait mon repaire ?
Je regarde la petite fille qui dit non, celle de l'exposition du photographe gipsy, au Nuku café. Je refuse, moi aussi, de partir. Je veux rester là. Les bras croisés, jusqu'à ce que je sois comprise.
Je me lève, abasourdie, peut-être un peu saoule. Joyeusement ivre disons, ivre de bières et de ce brouhaha merveilleux, dont j'essaie de m'imprégner pour ne jamais l'oublier. Miss Nuku s’avance vers les derniers clients présents, et leur dit quelques mots. Ils quittent doucement l’endroit, après avoir réglé et elle ferme le restaurant. Une fois qu’il ne reste plus que nous, elle se faufile, et revient avec la jeune chanteuse de l’autre soir. Elle est là, la Candy hard punk, avec son groupe de métalleux. On pousse les tables et c’est parti. Dernière soirée endiablée.
Quand le jour se lève au-dessus de Takamatsu, on forme une colonie allègre et bruyante dans les rues désertes de la ville, jusqu’au port. Une colonie de goélands, comme celle de Megijima. Voir le soleil se lever, n’a pas de prix, tout d'or. On a les yeux cernés, le maquillage a coulé, on est plus ou moins dépenaillés. Djan s’est rapproché de Miss Nuku, je crois qu’il se remettra de mon absence. Ils forment un beau couple.
Voilà. Je suis au pays du Soleil-Levant et le soleil se lève sous nos yeux, au-dessus du port de Takamatsu, ma ville-miroir. Tomoko I. nous explique que le cercle rouge sur fond blanc représente le soleil levant, sur le drapeau. Elle précise que ce soleil signifie aussi origine. L’origine du soleil. Elle me souligne à voix basse que Anatolie signifie la même chose : le soleil levant.
À l’hôtel, un coca en main, pour digérer, je me résous à faire mes bagages avec une boule au cœur, au ventre, à l’estomac. La boule se ballade, prend toute la place, mais j'ai décidé qu'elle n'allait pas remporter la partie, même si je ne parviens plus à déglutir, qu'un calot s’est formé dans ma gorge. Je suis seule dans ma chambre, les autres se réconfortent d'un petit-déjeuner à l’hôtel. Quand il ne me reste plus rien à ranger, il me reste encore Sur La Route de Kerouac, toujours corné à la page 127.
Après avoir réglé ma note, et le petit-déjeuner de mes amis, je les rejoins. Jess H. me demande de lui remettre mon badge presse. J’aimerais le garder en souvenir. Elle répond que c’est impossible, c’est leur seul moyen de comptabiliser les journalistes. Résignée mais nullement vaincue, je propose de filmer la bande, je leur enverrai le film. Le mot du départ ? Jess H. accepte aussitôt. Face caméra, elle improvise l’histoire d’Elsa, une journaliste française, la seule, venue récupérer ses battements de cœur. Je visionne le film aujourd’hui et retrouve son sourire extraordinaire, si ensoleillé, les pépites de fantaisie dans ses yeux. Satomi M. et Masuda K. s’approchent à leur tour, plus discrètes mais non moins espiègles. Satomi M. a entendu la conversation autour du badge presse et me tend le mien, qu’elle a récupéré en catimini. Je le range tout aussi furtivement dans mon sac et on rit comme deux associées venant de conclure une forfaiture. Elle précise qu’elle couvrira Jess H. et qu’elles ne font qu’appliquer le règlement. On les garde pour comptabiliser mais on se souviendra parfaitement de la journaliste française, recommandée par monsieur I., ministre des Affaires Internationales et de la Communication du Japon. Je lui demande à combien ils estiment le nombre de visiteurs. Elle me répond un million environ, des japonais en majorité, des chinois, des argentins, des australiens, des anglais, des américains et moi, conclue-t-elle avec malice. Tomoko I. se contente d’un signe de la main et Djan demeure en retrait. Miss Nuku se met à dessiner le groupe, le soleil levant, les îles et les bateaux, sur un set de table en papier.
Ça y est, c’est le moment. Je ne peux pas me soustraire davantage. Ensemble, nous prenons le chemin de la gare, sans oublier une halte à la boutique du festival. Jess H. et son équipe ouvriront en retard ce matin.
À suivre...