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Takamatsu
Takamatsu

Nuit du 27 au 28 octobre 2010

Osaka

 

Les roues de ma valise sur le bitume résonnent, jusqu'à la gare de Takamatsu. Plus personne ne parle. Nous passons devant le château blanc familier, clos et calme. Sans étreinte et sans un mot, nous nous quittons, Jess H., Satomi M. et Masuda K., Tomoko I., Miss Nuku, Djian et moi. Le train est déjà là. Sur le quai de la gare, au moment où le Marine Liner quitte la cité portuaire, alors que les pins élevés s’éloignent comme ce festival d’art contemporain qui m’a métamorphosée, j’aperçois deux écolières. Sont-elles les mêmes qu'à mon arrivée ? Serait-ce possible ? Semblables et différentes. 

Lorsque j’arrive à Okayama, où j’ai juste le temps de changer de quai pour atteindre Osaka, tout se complique. La gare est trop grande tout à coup, c’est redevenu urbain et effervescent à la vitesse d’un cachet d’aspirine dans un verre d’eau. Le béton n’est plus lisse et doux mais froid et triste, grumeleux et prosaïque, réfractaire à la lumière. On n’aperçoit plus le ciel : les frontières sont réapparues, toute cosmogonie a disparu. J’ai envie de faire marche arrière, Takamatsu me manque à m’en annihiler les battements redevenus réguliers de mon cœur, mais c’est ridicule. Je tourne et retourne sur moi-même parce que soudain je suis perdue et j’ai l’impression d’être Brigitte Fossey dans Jeux Interdits, qui cherche Michel dans la gare, Michel, Michel, Michel ! Paulette, elle s’appelait Paulette, sur les routes de l’exode, Paulette avait perdu ses parents, et trouvé un petit chien pour la réconforter. Et Michel. Moi, je ne vois même pas un chat errant et néanmoins sibyllin, pour m’ensorceler et m’élever bien au-delà des gratte-ciels.

Je me repose sur ma valise, avec l’envie de pleurer, mais cette fois de guerre lasse. Depuis hier soir déjà, j'en ai envie. Le flot que j'endigue était, jusqu'à présent, un mélange de tendresse et d'émerveillement, d'insouciance et de joie, mais tout cela s'efface au profit d'une profonde et sourde tristesse. Je sais que si je n’endigue pas, le flot sera tellement torrentiel, que je ne pourrai pas le canaliser, alors je pense très fort à Paulette et à Michel, et au petit chien mort, et aux chats des îles. 

L’hôtesse du guichet information, qui ne parle que japonais, et ne comprend rien à ce que je lui raconte quand j’essaie de lui expliquer que je suis perdue, d’une voix tremblante et sans doute agressive, pour mieux masquer l’émotion, que je dois me rendre à Osaka mais je ne sais plus quel train ni quelle voie emprunter, pointe du doigt le contrôleur. J’insiste, je lui écris mes destinations, les noms des arrêts de train, le sens des flèches vers Osaka. Elle demeure gentille, douce et courtoise, s’empare d’une carte et me trace tout, avec les horaires et numéros de trains, faisant preuve d’une patience infinie.  Autant de graffitis qui me font l’effet de gribouillages abscons, d’une redoutable et barbare équation de mathématiques ou de physique, remplie de signes et de hiéroglyphes incompréhensibles. Je sens que je ne pourrai pas juguler davantage la boule de chagrin dans ma gorge, pas loin d’exploser.

Osaka, ville de lumières
Osaka, ville de lumières
Osaka, ville de lumières
Osaka, ville de lumières
Osaka, ville de lumières

Osaka, ville de lumières

Une Japonaise miniature, qui doit peser une trentaine de kilos, voûtée, l’œil et le cheveu gris arrive à la rescousse, comme mandatée par l’Univers pour que le pire n’advienne pas. Elle a entendu les explications et s’empare de ma valise avec autorité et calme. Elle me fait signe de la suivre. Nous descendons l’escalier pour rejoindre un autre quai, elle soulève ma valise comme s’il s’agissait d’une feuille de papier, ce Papier des Dieux du Japon. Elle marche à une vitesse impressionnante. Je cours pour m’adapter à son rythme. Nous remontons d’autres escaliers, je lui adresse une petite tape dans le dos car je vois plus loin, Oh, pas beaucoup plus loin, à une main de distance, le sigle des ascenseurs mais elle me fait remarquer qu’on s’en fiche, ça ira plus vite comme ça alors je la suis, je transpire, j’essaie de respirer mais je n’en ai pas le temps et nous voici sur un nouveau quai de gare. Un train arrive. Elle me demande de monter avec elle, elle porte toujours ma valise comme s’il s’agissait d’un roman de gare. Le train est bondé, impossible de s’asseoir. Les voyageurs sortent leur un éventail ou s’épongent avec un mouchoir humidifié. Ils demeurent maîtres de la situation, même enfournaisés. Au milieu d'eux, j'ai un peu honte, tout essoufflée et suante, les yeux torve, cernée, hirsute. Que doivent-ils penser. Nous descendons quelques arrêts plus tard à Imamiya puis de nouveau, dédale dans la gare jusqu’au JR Namba vers Osaka. Je continue de la suivre comme un chiot affectueux, la langue pendante et le regard reconnaissant. Nous reprenons le JR Namba et descendons à Osaka, on marche et brusquement, elle dépose ma valise au pied d’un hôtel. Souriante, elle tend son index de moi à l’hôtel. Puis elle se retourne et exécute de grands balancements dans les airs avec ses deux bras, d’au-revoir, m’envoie des sourires immenses, à s’en démantibuler la mâchoire, qui illuminent son visage. Je la rattrape en courant, j’essaie de lui demander une adresse pour lui envoyer mes remerciements, je veux lui offrir quelque chose, de l’argent mais j’ai peur que ça la blesse et de toute façon elle refuse tout et recommence avec ses grands gestes, ses air-good-bye, satisfaite et heureuse. Fière d’avoir rempli sa journée. Le sens du devoir accompli, de s'être rendue utile. Je me demande si elle travaille, ce qu’elle va raconter à son patron, si elle est au chômage, ou peut-être même, est-ce son travail, petite bonne femme évanescente, payée par le gouvernement pour venir à la rescousse des âmes égarées. La grosse pince rouge n’a pas la loi ici, face à l’humanité ambiante et la générosité désintéressée.

Osaka, ville spirituelle
Osaka, ville spirituelle
Osaka, ville spirituelle
Osaka, ville spirituelle
Osaka, ville spirituelle
Osaka, ville spirituelle
Osaka, ville spirituelle
Osaka, ville spirituelle
Osaka, ville spirituelle
Osaka, ville spirituelle
Osaka, ville spirituelle
Osaka, ville spirituelle

Osaka, ville spirituelle

Je suis devant cet hôtel à présent, une tour sur Chuo-Ku, Shinsaibashisuji, une artère principale du quartier publicitaire clignotant d’Osaka, l’arrondissement interlope, sans interruption, celui des jeunes et de la fête, qui porte un nom de village de club med' : Namba. À l'accueil de l'hôtel, un îlot central conceptuel et ultra moderne, je présente mon voucher. Il y a un problème : je ne suis pas inscrite. L'hôtel a oublié de considérer ma réservation. Qu'importe, ils proposent de me surclasser : une suite est disponible cette nuit. Quel dommage, je n'ai pas l'énergie de parcourir toutes les pièces en enfilade. Le lit de la chambre principale est plus que king size, extraordinairement imposant, rond, en plein milieu de la pièce comme dans un James Bond. Il tourne, s'élève, d'un côté ou de l'autre. Ce lit est un manège. La salle de bains démesurée. Douche, bain, jacuzzi, remous, jets, balnéo, gels, parfums, savons, kits de toutes sortes, tous usages intimes, serviettes éponges si épaisses que je me fais l'effet d'une fourmi tout juste agile, lorsque je m'y enveloppe.

Après m’être rafraîchie et reposée un instant, me voilà prête à plonger au cœur du spectacle excentrique d’Osaka, qui regorge de vie et de chaleur. Bouillon incandescent. Est-il possible, après avoir vécu au cœur de l’essentiel, à la source des choses, de retrouver de l’appétit pour ce trop-plein superficiel ? Contre toute attente, j 'accueille avec plaisir ce maelström joyeux.

Des étals et commerces ambulants partout. Du poisson frais dans des échoppes, des calamars de toutes tailles, des homards, des huîtres, des sushis. Je rentre dans un endroit, au hasard. Les fenêtres sont effacées derrière la buée, les cliquetis et le brouhaha. L’hôtesse m’installe à une table avec un verre d’eau fraîche qui fait clong, un clong mate, quand elle le pose sur la table, et splash, un splash délié, quand la moitié de l’eau se déverse partout. J’en suis toujours à éponger quand le serveur arrive avec des barquettes d’aliments. Il me prépare sur une plaque chauffante, à même la table une omelette japonaise à base de poissons frais, d’épices, d’œufs, de poivrons, de lard. Ça crépite. Il réalise une mixture compacte avec un sourire non feint et c’est prêt. J’ai commandé une bière. Clong. Splash. Je me régale même si c’est copieux et lourd. Un groupe de Japonais s’installe à mes côtés, nous commençons à discuter. Nous buvons une bière ensemble. C’est convivial. Les verres font cling et tchin. Je termine avant eux. Je me lève pour aller régler, et les salue. Au-revoir et bonne soirée. Quand je pars d’autres pintes leur sont servies.

Je me sens étourdie.

Les jambes instables et fragiles.

À présent il pleut sur la ville sophistiquée aux allures de grande pomme.

Osaka, ville de marques
Osaka, ville de marques
Osaka, ville de marques
Osaka, ville de marques

Osaka, ville de marques

Je m’égare dans les arrondissements de Tennoji et Namba, parmi les plus populaires d’Osaka. Un entrelacs de galeries couvertes et découvertes, des échoppes qui se succèdent, un Mac Do, seule enseigne occidentale. En photo, cela ne donne rien. L'atmosphère est telle, qu'elle s'écoute, il faut vibrer à son unisson, y plonger sans peur et sans retenue. À chaque fois que j'emprunte une travée, j'ai l'impression d'être à contre-courant, surprise par la somme de gens qui avancent sur moi et qui, au dernier moment, à la toute dernière seconde, me contournent habilement, sans heurt, sans même un frôlement. J'ai beau me retourner, regarder à droite à gauche et oui, je discerne d'autres personnes qui avancent dans le même sens que moi. En vérité, il y a autant de monde dans un sens que dans l'autre. Une humanité dense et compacte foulant ces allées propres et rutilantes, aucune misère si elle existe, aucun laisser aller. Aussi étrange que cela paraisse, cette marée de femmes et d'hommes n'est pas du tout envahissante ou inquiétante. C'en est même surprenant, je songe, on dirait presque que je suis seule au milieu d'une nuée d'hologrammes. Les temples et sanctuaires, les Torii, les toits bleus, les chats protecteurs, les terres cultivées, la mer, les châteaux, le phare en verre rouge et l’art contemporain, me semblent loin, très loin, comme dans un rêve vaporeux.

Le premier endroit qui me tend la main est un théâtre. The Shochikuza Theater, propose une pièce de Kabuki. J’arrive à la fin. J'assiste suffisamment pour apprécier les décors, le raffinement, les costumes et maquillages spectaculaires. Paroxystique comme un show de David Bowie. Ensuite, je rentre au Pothinko Slot. Je ne comprends pas les règles mais je joue quand même au casino, en observant mes voisins. C’est immense, sous une climatisation pleine puissance désagréable, qui sait néanmoins se faire oublier. Ça clignote et ça tintinnabule de partout, dans une cacophonie rodée. Je perds tout, plus un sou en poche. À cet instant précis et à quelques heures de mon départ du Japon, j'ai dépensé 156.000 yens. Il ne me reste pas même une piécette, en guise de souvenir, rien du tout. Je croise des Japonaises menues portant des micro jupes acidulées et de longs cheveux roses, des piercings et des cuissardes en poils qui ressemblent aux Moon Boots d’antan, maquillées comme des camions volés, et des hommes d’affaires, en noir et blanc, la plupart titubent, leur cravate dénouée et leur chemise débraillée, et des jeunes, partout autour de moi. Tout me bouscule, au sens propre et au sens figuré. Je me sens emportée par une déferlante. Les néons de la ville et les slogans publicitaires claquent, comme le vent agite les mats des bateaux, sur le port de Takamatsu. Ça semble moins poétique, en réalité ça ne l'est pas moins. Une poésie frénétique et inclusive. Les banderoles publicitaires claquent à la manière de bâches mal fixées sur un toit délabré par un jour tempétueux, alors que tout est minutieusement élaboré. Un kiosque propose des thés à emporter aux mille saveurs. Les odeurs se mêlent en un festival hypnotique.

Osaka, ville de pêche
Osaka, ville de pêche
Osaka, ville de pêche
Osaka, ville de pêche
Osaka, ville de pêche
Osaka, ville de pêche

Osaka, ville de pêche

Je m’aventure jusqu’à la rivière Hiranogawa. Depuis le pont, j’aperçois des restaurants lumières tamisées, au-dessus des flots indolents. Quand je relève la tête, ces réclames géantes partout, comme une propagande ahurissante, me vampirisent. Un homard sensationnel enserre un immeuble vitré et un joggeur court de tout son long, plaqué sur le building. On dirait qu’il va sauter de l’immeuble jusqu’à la rue, et courir au-dessus de nous, pauvres terriens hébétés. Mes pas me guident jusqu’au quartier luxueux de Crysta station : Chanel, Vuitton, Gucci, Hermès, Dior, dont les vitrines sont déjà mises en scène aux couleurs de l’hiver. Les mannequins aussi, ont l’air de vouloir quitter leurs cages vitrées, leur télésiège de carton et leurs manteaux de fourrure, s’échapper et vivre, s'animer et faire la fête.

Osaka, âme
Osaka, âme

Et je m'égare. Une rue, une autre, des plantes, des animations, des néons, tout est magnifiquement arboré, mêmes les centres commerciaux comme le Namba Park, où s'écoulent d'agréables fontaines, de minuscules cours intérieures recelant des totems en pierre, d'animaux-totems, la protection est partout, à chaque coin de rue, je ne fais que la suivre, longue procession non balisée. Mon voyage-pèlerinage n'en finit pas. Entre deux bâtiments industriels sans âme, quelques temples et sanctuaires. Il n'est pas rare d'y croiser des hommes d'affaires, pendant leur temps de pause, des femmes et des hommes, en quête de silence. Dans l'un d'eux, j'entre avec la ferme intention de prier, exprimer ma gratitude aux Dieux et autres divinités, ce périple inouï que j'ai vécu, dans ces conditions d'ouverture et de disponibilité extraordinaires, ces rencontres inimaginables. Après être passée non sans recueillement, sous le Torii vermillon, je grimpe les marches. Ça sent l'encens. Là, une table, recouverte d'une multitude de bâtons en bois clair, comportant tous une inscription en japonais. J'en attrape un, comme s'il s'agissait d'un cierge. Qu'en faire ? Quel cérémonial adopter. Dans le doute, je décide de le garder. Hop, dans mon sac. Amulette bienfaitrice. Plus loin, j'imite ce que je vois : des Japonais prenant une louche d'eau pure, se rinçant la bouche et les mains, puis entrant dans le temple, il tape deux fois dans ses mains. J'ignore tout de leurs pratiques, le sens de leur mise en scène, mais je me sens invitée.

Osaka, Organic Building
Osaka, Organic Building

En sortant, le visage lisse et extatique, je m'aperçois que je ne sais lire aucun plan, aucune signalétique. Comment retrouver mon hôtel. S'il existait seulement un point de repère, rien qu'une toute petite chose compréhensible. Une indication, même subliminale. C'est alors que j'arrive à l'angle d'une rue où je découvre le fameux et visionnaire Organic building, ocre-rouge-terreux, recouvert de verdure. Et tout me revient. Je continue tout droit. Guidée dans Osaka, et ainsi je passe de la nuit à l'aube, qui a tout d'un conte de Noël.

Je longe la rivière, jusqu’à l’hôtel. La rivière immobile semble s’être résignée, toute brasillante sous la lune déclinante, aux allures de champagne rosé.

Parvenue dans ma chambre luxueuse, après avoir écouté l'ascenseur qui me parle et m'indique les consignes à suivre avec ma clé en forme de carte de crédit, un ascenseur en extérieur, bulle transparente au travers de laquelle la ville scintille en exponentiel, je ressens un étourdissement. Ce tohubohu extravagant, multicolore et pépiant fatigue. Comme si sortais d'un concert de métal hurlant, passé assise sur les baffles. Osaka est un superbe oiseau de nuit. Un oiseau unique, comme tout ici. Tout n'est qu'expérience, à Osaka. Tout n'est que première fois, au Japon. Ou dernière fois, celle du recommencement. Cette nuit qui s'achève, l'air est doux et je décide de m’installer sur la terrasse de ma chambre, en surplomb de la ville. En ouvrant les baies vitrées, je me demande si l’on aperçoit, d’ici, le soleil levant. Parce que maintenant, c'est l'heure. Au fond, c’est sans doute cela, que je suis venue chercher au Japon : cette âme d’artiste qui ne cesse jamais de guetter la promesse du soleil levant. Un miaulement lointain, néanmoins bien audible, s'immisce comme un point final.

 

À suivre...

Osaka, ville ludique
Osaka, ville ludique
Osaka, ville ludique
Osaka, ville ludique
Osaka, ville ludique
Osaka, ville ludique

Osaka, ville ludique

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