14 juin 2010
À l’hôpital
Est-ce plutôt ce lundi quatorze juin que tout a commencé ?
En un éclair, j’avais perdu la vue. Aucun signe avant-coureur. J’étais attendue pour une énième réunion où j'allais suffoquer dans une pièce sans fenêtre pour m'évader, et transpirer d'ennui parce que j'allais trop vite et que, quand j'avais compris l'idée, je ne tenais plus en place, assise à écouter les arguments pour et contre des uns et des autres, tout le monde voulait avoir raison et décrocher le point final, comme les enfants se démembrent pour se saisir du pompon au plafond des manèges l'été et moi, je voulais juste mettre en oeuvre plutôt que discuter (avoir le point final aussi, du coup). Ma chef me disait : Elsa, tu es déjà là-bas quand les autres ne sont même pas ici. Tu vois le gap ? Ils ne te rattraperont pas tu sais. Si tu ne t'adaptes pas à ce rythme plus lent que le tien, on ne va pas y arriver. La réunion reprenait et entre deux dossiers à l'ordre du jour, ça discutait des choses de la vie, personnelles, et tout cela m'était égal. Ma chef poursuivrait à mon endroit : Elsa, pourquoi tu ne racontes jamais ta vie, toi. Tu es si mystérieuse, si sauvage. Pourquoi tu t'habilles toujours en noir. Mets de la couleur, montre tes émotions. Mais non. J'avais cloisonné depuis longtemps, ma vie intime et ma vie professionnelle. Depuis que j'avais avorté je crois. Oui, je crois bien que c'est ça le point de rupture entre la couleur et le noir, en et hors les murs, avec et sans les gens.
Lente, je ne l'étais pas, c'est certain. J'étais même plutôt vivace depuis toute môme. Hyperactive. Je ne dirais pas que je comprenais mieux que les autres ni plus vite, mais quand je comprenais j'agissais. Action réaction. C'était ça, la différence. J'étais une opérationnelle et au sein de mes congénères fonctionnels, au gré des couloirs feutrés et aseptisés, je n'étais pas à ma place.
Il faut dire que dès mon premier job, dans l'événementiel sportif (à l'âge de 20 ans, je ne savais strictement rien faire à part la fête toutes les nuits et me réveiller en début d'après-midi) : aux côtés de Jean-Louis S. qui coordonnait les tournois de golf amateurs (aujourd'hui il coordonne, tous les tournois, amateurs pros et pro-ams, en France et par-delà les frontières. C'était pas du chiquet), j'avais appris assez vite (je n'avais pas eu le choix de la lenteur : au bout d'un mois, Lionel P. le boss, voulait me licencier tellement je le désespérais, quand Jean-Louis S. lui avait tenu tête, certain de mon potentiel bien caché qu'il s'engageait à révéler) à ne compter que sur moi-même pour un tournoi réussi. Appeler les golfs pour réserver, gérer les inscriptions (à l'époque, nul ordinateur ni imprimante, nul pack office, pas de bureautique), envoyer des courriers, prévoir les cadeaux de départs et d'arrivées, commander les coupes, organiser le cocktail de remise des prix, vérifier l'état du camion avant de partir, et le chargement, les vitrines des joailliers, les BMW exposées, s'assurer de la présence du concessionnaire, réserver son hôtel, son transport, monter et disposer les banderoles des partenaires sur 18 trous à l'aube sous le soleil qui se lève, seule, au son de la faune et de la flore parfois, quand le golf domine l'Océan, vérifier l'état des greens et des roughs, la disposition du cocktail, les cartes de score, répéter le discours de remise des prix et j'en oublie. Davantage qu'en réunion, je m'épanouissais sur le terrain, col bleu dans l'âme (naître d'un père marin, qui arborait fièrement son costume marine, son béret et son pompon rouge, avait-il entériné mon état d'esprit). La hiérarchie, les titres et les fonctions ne comptaient pas, on était tous à égalité. Je discutais autant avec Didier Maitret, alors président de BMW France, qu'avec Rozenn, notre standardiste qui nous rappelait tout ce qu'on oubliait.
J’avais perdu la vue : tout était devenu noir comme les ténèbres. L’au-delà de Böcklin qui ne cessait plus de m’obséder depuis février. Dans mon bureau, je tâtonnais à la rencontre du mobilier, suivant les courbes et les lignes. J’ouvrais les yeux et les refermais, les rouvrais. Vérifier, être sûre. Rien à faire. J’étais devenue aveugle. J’étais terrassée. J’errais dans le noir le plus solennel. Je me demandais si je devais avoir peur ou non. Si j’étais en danger ou pas. Perdait-on ainsi la vue, sans préambule ? Était-ce une sorte de répétition ? Qui préfigurait mon passage vers une île aux morts ?
Je me levais. Retombais. Le téléphone avait-il sonné ? la porte de mon bureau s'était-elle entrouverte ? J’avais attendu. Longtemps. Une frousse irrépressible m’avait submergée. Je cherchais de l’air, je me sentais ensevelie.
Combien de temps cela avait-il pu durer.
J’avais fini par recouvrer l'usage de tous mes sens. Toujours seule dans le bureau assourdi, comme s’il fut devenu une chambre anéchoïque. J’entendais mes os craquer, mes veines respirer, les gargouillis de mon estomac contracté, le sang entre mes organes, se faufilant. Pas loin de vingt heures trente. J’avais remballé mes affaires le plus vite possible, comme si je profitais d’une brève accalmie par jour de tempête, avant l’ouragan. J’étais montée voir Catherine J., ma chef, quelques étages plus haut. Plongée dans ses dossiers, elle m’avait indiqué la date, le lieu et l’heure de la prochaine réunion. Celle de l’après-midi avait été reportée, comme je le savais. Et comme je le savais, elle ne me fournissait aucune explication. Je restais là face à elle, les bras ballants, sans rien trouver à dire, si lasse. Elle avait relevé la tête :
- Tu es pâle, tu as un problème ?
- Oui-oui, non-non, j’avais rétorqué en me tapotant les joues d’un geste machinal, je ne suis pas plus pâle que d’habitude…
- Tu es sûre, tout va bien ? tu es livide !
Dans ces cas-là, même si on se sent vaillant, on en arrive à douter de l'être. Sur la route, je me trouvais fébrile, sans savoir si c'était à tort ou à raison. Parvenue aux abords de l’hôpital, conduite par une sorte d’urgence tranquille et résolue, j’avais tourné le volant. Ma voiture avait dévié. Ce dont je me souviens, c’est le garde, depuis sa guérite, ouvrant la barrière et autorisant que je me gare dans la cour réservée aux ambulances, sans poser de questions.
Aux urgences, aucune attente, nul encombrement. On me prend en charge, fait passer des tests, répondre à des questions et d’autres encore, le dossier s’épaissit. Un interne rejoint le premier, ils discutent à voix basse, m’observant, parfois me posant une nouvelle question, ou reformulant la précédente. Tout cela est diffus.
Il ne s’agissait pas d’un malaise vagal, avaient-ils affirmé. Je n’étais pas non plus enceinte. C’est grave ? La question me brûlait. Aucun son ne sortait d’entre mes lèvres, pourtant. Étais-je morte, déjà. Regardant la scène d’en haut, d’un angle quelconque, fantomatique. Je levai les yeux pour constater que je ne flottais pas, en quelque endroit céruléen. Ils m’avaient installée dans cette salle, une chambre d’urgences, claustrale et glaciale. Dévêtue, allongée avec une robe de gaze fine comme du papier biblique. Un lit blanc monacal. J’avais observé la nuit repeindre la lumière du jour, à travers la fenêtre. Les nuances du ciel, entre bleu et mauve, une touche de poudre rosée, peut-être un peu de rouge, vermillon-fauve, voire trempé dans du jaune, le noir l’emportait, victorieux. Quelque part entre la nature de Monet, pastel et calme, et l’urbanité de Vlaminck, cuivrée et rapide. De l’autre côté de la porte, la vie trépidait comme si de rien n’était, sourde à mon chaos intérieur.
Une infirmière était entrée d’un pas décidé. Elle avait pris ma tension, écouté mon cœur, demandé qui prévenir. J’avais eu droit à une prise de sang. J’avais détourné le regard lorsqu’elle avait enfoncé l’aiguille. Je savais que je ne sentirais rien. Je ne pouvais cependant, me résoudre à regarder. J’avais laissé filtrer un Aïe affecté, même si j’étais certaine de n’avoir éprouvé aucune douleur. Je comptais, pour passer le temps, me réconforter et m’apaiser. Le nombre de flacons sur la paillasse, les secondes qui s’égrenaient, le tic-tac des heures en rythme avec la pendule murale, le temps de la piqûre, le nombre de reproductions du sigle de l’établissement public sur le drap du lit. Tout ce qui constituait une suite, une série. Plus efficace que n’importe quel calmant. Je repensais aux numéros de l’enregistrement des battements de mon cœur. 004565. Quand j'additionnais, ça formait : 2. Même si j'avais toujours failli en maths, je savais que 2, c'était une perte de confiance en soi, le conflit, la séparation, la violence. Je m'étais intéressée aux chiffres et aux nombres devenant auteure romanesque. Écrire, ça rend toujours plus curieux. Deux, ça me ramenait aux morts. À mes morts. Personnes. Boltanski.
Et ça me donnait le tournis.
L’infirmière m’avait branchée à un appareil. J’allais passer la nuit ici, sous contrôle. Événements ventriculaires, supra-ventriculaires, je recevrais un rapport abscons d’ECG ambulatoire, où il serait question de bradycardies, ESV, comprenant des histogrammes, des courbes de variabilité RR, de fréquence cardiaque heure par heure, par familles aussi, une analyse de dépistage du syndrome d’apnée du sommeil, et les tests sanguins. L’éclopé drogué râleur et néanmoins séduisant docteur House manquait à l’appel, pour parfaire ce tableau. Au matin, l’infirmière avait dicté le bilan de la nuit à laquelle j’avais l'impression d'avoir survécu de haute lutte. Je l’avais écoutée dans une vapeur médicamenteuse âpre, un état dont je n’aurais su exprimer s’il était plutôt délicieux ou pénible, bradycardie sinusale diurne, excitabilité ventriculaire, probable SAS, nodule VMA, salves extrasystoles, dysplasie arythmogène du VD. Je mélange peut-être les diagnostics, termes et sigles aujourd’hui, reprenant le fil de mon histoire.
L’infirmière m’avait prescrit un examen ophtalmologique, une échographie des artères et cervico-céphalique, une échographie cardiaque transthoracique, un test d’effort, une échographie de la thyroïde et une IRM cardio-encéphalique. Tout ça ? Je devais apprendre à lâcher prise, avait-elle suggéré l’infirmière qui m’avait veillée toute la nuit. J’ai oublié notre conversation dans le détail, entrecoupée de phases de sommeil. Cet épisode n’était pas fatal, bien qu’il constituât une alerte. Elle avait insisté : Revenir à l’essentiel, vous ressourcer.
Pendant ma convalescence, j’avais lu Le Cœur Régulier, d’Olivier Adam. Sarah part au Japon, dans un village éloigné de sa famille, du tintamarre et des néons des agglomérations. Pourquoi son frère Nathan a-t-il disparu ? Qu’avait-il trouvé là-bas, au Japon, de si précieux ? Le roman se lit au rythme des pulsations du cœur de Sarah, qui oscillent entre quatre-vingt-quinze et trente-cinq. Olivier Adam ne le mentionne pas, il n’est pas aussi technique, mais moi j’ai lu entre les lignes mes propres oscillations, comme un appel. Sarah part pour retrouver des pulsations régulières, l’harmonie, mais elle l’ignore. Le prétexte, c’est le décès de son frère. En réalité, c’est d’elle qu’il est question. « Je m’étais tellement trompée. Sur tout. Sur moi. Toutes ces années, je m’étais tellement échinée à me perdre, à me fondre dans le décor, à me noyer dans la masse. Je m’étais noyée tout court ». Sombre constat.
Avant elle, Hedwige, qui avait le pouvoir de veiller à rendre le temps flexible, interrogeait Pierre Niox : « À quoi reconnaître qu’on est arrivé si l’on ne s’arrête jamais ? » L’homme pressé m’interpellait davantage encore. Parce que moi, j’étais devenue la meuf qui trace. Pour résister, au coeur d'une urbanité qui m'engloutissait. Pour survivre, à mes morts.
Aujourd’hui j’étais comme Sarah, comme Paul, essoufflée, suffocante et blessée. Un chaton pris au piège de la ville, de son rythme furieux et de son atmosphère ensauvagée. J’avais dû m’égarer en route. Auprès de quel calvaire, à quelle intersection ?
À suivre...