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From Paris to Japan
From Paris to Japan

 16 octobre 2010

À l’agence de voyage

 

Un seul voyagiste est en capacité de m’organiser ce voyage insensé. J’avais appelé et m’étais déplacée dans une multitude d’agences, j’avais regardé sur Internet. Sans succès. 

Où dites-vous ? Teshima ?

Personne ne connaissait Teshima.

Un bout de terre minuscule, posé au milieu de l’inland japonais, au Sud-Est du Japon, département Kagawa, quelque part dans le Pacifique

Là-bas semblait utopique.

 

Le but précis de mon voyage était celui-ci. Je partais à la conquête de mes battements de cœur. Enregistrés par Christian Boltanski à Paris. Archivés à Teshima. Mer intérieure de Seto. Presqu’île de Shikoku. Ce n’était pas tout. Je partais m’assurer que l’endroit où mon cœur me survivrait et attesterait de mon existence, était convenable, aéré, libre et vaste, fondu à la nature, sans contingence ni cloison, sans publicité indigeste, sans écran ni pollution. C’était mon manifeste. Un endroit vierge. Comme au commencement. Oui, c’était cela le sens. Je voulais retrouver cette pureté originelle dont j’avais éparpillé les morceaux au gré des venelles.

 

Be Quiet
Be Quiet

J’avais trouvé à me garer sans difficulté. Emprunté la rue Sainte-Anne et pris le temps de flâner. C’était la première fois que je musardais dans la capitale. Dans ce quartier japonais surtout, pas banal. Je m’étais arrêtée dans une gargote palpitante, où j’avais commandé un plat de Udon. Ça avait l’air typique et drôlement bon. Nouilles japonaises dont la sauce parfumée, salée et épicée, laissait un arrière-goût que je n’identifiais pas, mais dont je conservais sur le palais la saveur délicieuse. J’écoutais le bruit des baguettes contre les bols, les succions et le brouhaha ambiants. Je me laissais porter par cette atmosphère souriante. J’observais le chat porte-bonheur, sur le comptoir. Il ne cessait d’agiter sa patte, bénissant ce comptoir interlope et chaleureux. Que pouvaient-ils donc bien se raconter avec autant de ferveur, tous ces autres, sans relever la tête de leur bol ? Le chat blanc, rouge et or, me fixait de plus en plus, son bras mobile et infatigable. Bien plus tard, j’adopterais un Maneki-neko, que je disposerais face à la porte d’entrée, accueillant, porteur d’oracles favorables pourvu que l’on soit disponible.

Rien ne m’était familier dans cette gargote de la rue Sainte-Anne et pourtant, je me suis sentie rassurée, confiante et à ma place. Le cœur régulier. Je n’étais plus pressée. Dans la rue, l’air était doux. J’en oubliais la frénésie, les klaxons et les emportements, les sirènes et les cris. Malgré le tohu-bohu, cette portion parisienne m’apparaissait comme un îlot bienvenu. Comme si je fus au milieu d'un jardin impressionniste, une oasis remplie de nénuphars parsemés avec talent et créativité.

 

Voyage au Japon
Voyage au Japon

L’agence de voyage est immense. Sobre. Minimaliste. Feutrée. J’observe les animaux sauvages empaillés, la panoplie du randonneur sur un mannequin, des cartes et des photos de paysages lointains. Je ne peux m’empêcher de rire, en pensant aux descriptions exagérées de Lionel Duroy, dans ses romans les plus récents, quand sa femme le quitte pour cet homme qui a tout du trappeur. Et puis Bob Dylan surgit. Men gave name to all the animals in the beginning, in the beginning. Dylan christique, celui que je préfère d’entre tous.

Une cloche retentit, douce.

Ting.

- Bonjour Mademoiselle, Quelqu’un s’occupe de vous ?

- Bonjour. Je cherche à organiser un voyage au Japon, dans l’archipel de Shikoku

J’avais prononcé Chi-co-cu et la jeune femme qui me faisait face était partie d’un éclat de rire communicatif et hospitalier :

- Ça ne se prononce pas comme ça, on dit : Sh’kokou ! Ici en France, et même au Japon, par les Japonais qui parlent le français, vous risquez d’être moquée. Venez, suivez-moi, je vais vous conduire auprès de monsieur J., l’un de nos deux spécialistes Asie. Vous partez donc dans l’archipel de Sh’kokou ?

- Oui, sur l’île de Teshima dans la Mer intérieure de Seto, à l’occasion du Art Setouchi Festival, vous connaissez ?

- Bien sûr. Ce sera un très bel événement, le premier du genre. Vous êtes journaliste, ou galeriste, spécialisée dans l’art contemporain ?

- Oui et non, je m’y rends surtout pour visiter le musée des cœurs de Christian Boltanski. Vous en avez entendu parler ?

- Le seul artiste français invité à ce festival. Je ne sais plus combien de battements de cœurs il a réussi à recueillir lors de ses expositions.

- Je crois qu’il en est à dix mille, depuis cinq ans. J’en fais partie, c’est pour ça que j’y vais. Pour découvrir ces archives, en plein Pacifique.

- C’est fantastique comme projet. Vous ne serez pas déçue. Voici monsieur J., je vous laisse. Bonne journée mademoiselle.

- Merci. Bonne journée également.  

 

Voyage au Japon
Voyage au Japon

Me voici installée sur un banc recouvert d’un coussin confortable, face à un type quelconque, que je n’aurais jamais remarqué en d’autres circonstances. Un type anonyme, presque rance. Le Passe-Muraille. Pourtant Monsieur J. va se révéler un redoutable conseiller, prouvant sa parfaite connaissance du Japon, un pays qu’il semble vénérer, et par-dessus tout, un psychologue épatant. C’est comme si, de l’autre côté du mur, derrière lui, il avait accès au Japon, sans bouger de son fauteuil.

Je tente de formuler mon besoin, bredouillant :

- Bonjour. Alors voilà. Il faut que j’aille là (je lui montre sur une carte), au Sud-Est du Japon, la presqu’île de Shikokou. Il esquisse un sourire. Malgré mes efforts, la prononciation ne doit pas encore être satisfaisante. Je me suis un peu renseignée. Mer intérieure de Seto, département de Kagawa (Cagaoua, nouvelle esquisse bienveillante d’un sourire irrépressible de sa part), en particulier les îles de Teshima et Naoshima, point névralgique du festival, si j’ai bien compris. Je dois m’y rendre pour le premier Art Setouchi Festival, en particulier le musée des cœurs, les archives de Christian Boltanski, sur l’île de Teshima, et aussi découvrir la Pumpkin géante. La citrouille de Yayoi Kusama, à Naoshima. Vous comprenez ?

- Avez-vous fixé un budget, combien de temps souhaitez-vous y séjourner ? Me demande-t-il, impassible

- Une vingtaine de jours. Cinq-mille euros. J’ai consulté un nombre inimaginable d’agences, aucune autre n’est capable d’organiser ce voyage. Personne ne semble connaître la Mer Intérieur de Seto.

- Vous partez vers un Japon atemporel, éternel, pour un voyage inhabituel. Pour commencer, je vous encourage à prendre du liquide, il y a peu de distributeurs au Japon. Peu d’hôtels, de magasins, de restaurants acceptent les cartes. En particulier là où vous voulez vous rendre.

- Un Japon primitif…  

- Je ne dirais pas cela. Plutôt un Japon originel. Nous allons estimer ensemble votre séjour.

 

Voyage au Japon
Voyage au Japon

Je n’ai plus aucune idée du temps que j’ai passé à l’agence, à discuter avec monsieur J. En écrivant ces mots aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il aurait pu clore l’agence pour moi, comme ces femmes de passage à Paris font fermer l’enseigne Christian Dior avenue Montaigne, avant d’essayer le rayon haute couture ou celui du prêt-à-porter, et de se faire livrer la moitié du stock à leur hôtel. Je ne me rappelle pas si d’autres clients patientaient, plus ou moins agacés par ce temps qui m’était consacré, ou s’ils étaient reçus par un autre spécialiste de l’Asie. J’étais stupéfaite par cet accueil privilégié, ce sens de la disponibilité, dans une époque où les onomatopées étaient devenues la norme.

Le Japon fascinait monsieur J. Il s’y était rendu à de nombreuses reprises. Conquis, il connaissait peut-être mieux ce pays que le nôtre, le sien, la France. Il avait, de toute évidence, acquis ce zen dont tout le monde parlait. Il faisait référence à Barthes en filigrane et cela m’avait plu, parce que Barthes voyait des signes partout, reliait les choses les unes aux autres, sans lien apparent, cela constituait sa petite mythologie, son identité non diffractée et moi, tout à coup, je ne doutais pas que quelque chose me reliait au Japon.

Monsieur J. proposait que je réside dans un hôtel du centre de Takamatsu, département de Kagawa, cœur de la mythique presqu’île de Shikoku (sh’kokou), dans la non moins légendaire Mer intérieure de Seto. Une petite commune, m’avait-il assuré, provinciale et portuaire, qui hébergeait le centre d’organisation et presse du festival d’art contemporain, d’où partaient tous les circuits vers les îles du Art Setouchi Festival. Il y en avait une multitude, neuf en particulier étaient devenues des lieux à part entière de l’art contemporain, pour cet événement insolite. Dont les îles de Naoshima et Teshima. Il y avait aussi Ogijima réputée pour ses chats errants et son phare, et Megijima, l’île aux démons. Takamatsu, avait-il conclu, où Haruki Murakami a situé l’action de son roman Kafka Sur Le Rivage, est populaire pour ses pins et ses cyprès. À l’instar de Kafka Tamura, je partais à Takamatsu pour fuir une prophétie abominable. Takamatsu, station balnéaire aux arbres ensoleillés. Ses pins et ses cyprès. Je savais que je m’apprêtais à réaliser un voyage cosmogonique. Pour la première fois, j’allais traverser la planète et les océans, vagabonder, naviguer tel Ulysse et peut-être, rencontrer moi aussi les âmes errantes ou même, mes ancêtres phéniciens, aux racines de la civilisation.

Le Musée des Cœurs de Boltanski avait été inauguré pendant l’été et le festival durait neuf mois. Il avait commencé en février et s’arrêtait fin octobre. Je trouvais la coïncidence extraordinaire. C’est en février que tout se mettait en place pour moi, le mois de ma naissance, et monsieur J. me proposait de partir de manière à être présente les quinze derniers jours du festival, fin octobre. Le temps d’une gestation, boucle initiatique à la conquête de mes battements de cœur. J’ignorais bien sûr à quelle sorte d’éveil j’allais m’abandonner.

En octobre, il y aurait moins de monde, assurait-il, le temps serait aussi plus agréable. L’été, les températures au Japon peuvent être difficilement supportables, le taux d’humidité élevé. Il avait conclu en précisant que la Mer intérieure de Seto concentrait probablement l’atmosphère la plus tempérée.

 

Voyage au Japon
Voyage au Japon

Il m’avait tissé le voyage parfait. Il avait pensé à me réserver le Japan Rail (JR) pass offrant un accès à l’ensemble du réseau ferroviaire, les tickets de train qui me seraient nécessaires par ailleurs, notamment sur le Marine Liner qui me conduirait à Takamatsu. J’ai tout conservé. J’ai sous les yeux la brochure du JR pass, biffée de partout. En couverture il y a la mer de Debussy, celle peinte par Katsushika Hokusaï, si célèbre. Quoique pianiste, je n’ai jamais pu interpréter aucun des compositeurs français. Trop neutres, avait observé ma prof de musique, poursuivant : Toi, ce qu’il te faut, c’est Rachmaninov, Schubert, Chopin, la passion, les tourments, les volcans. Aussi plaçais-je davantage ce voyage sous l’influence de Sergueï Rachmaninov et de son poème symphonique de L’Île des Morts, que sous celui de Claude Debussy, et ses esquisses symphoniques de La Mer. Qu'est-ce que j'ai pu l'écouter, ce titre de Rachmaninov, à chaque fois je pleure et mon ventre se serre, je me sens comme le Dylan de Men gave nam to all the animals : illuminée. Je vis cette musique plus que je l'écoute. C'est l'Enfer de Dante, mais à la fin, il y a le paradis. C'est ça que je me disais.

 

Voyage au Japon
Voyage au Japon

Monsieur J. m’avait remis des cartes, des guides pratiques, un dictionnaire des termes usuels, les documents du festival, dans une jolie pochette couleur ciel, à pois noirs. Mais aussi, et cela faisait toute la différence avec n’importe quelle autre agence pour n’importe quel voyage, sans doute, m’avait-il écrit l’intégralité de mon voyage, heure par heure, à la minute près. Il avait commencé à Roissy-Charles-de-Gaulle, depuis le Terminal 1, au comptoir Asiana Airlines d’où j’allais embarquer lundi dix-huit octobre à dix-huit heures dix. Dans deux jours. Je relis ses papiers, ses notes, et je suis frappée par autant d’attention. Il connaissait si bien le département de Kagawa, qu’il savait combien de temps je passerais à tel ticket office pour récupérer mon JR pass en échange du voucher. Le timing était étudié avec soin, ça se jouait à quelques secondes avant les fermetures des guichets. Je n'ai jamais pu me séparer des prémices de ce voyage et de toutes les indications de monsieur J., à qui je tiens à témoigner ici de mon immense gratitude.

Je volerais sur un Boeing 777 depuis Paris jusqu’à Séoul, d’où je repartirais vers Osaka et de l’aéroport international de Kansaï, j’emprunterais le JR Train Limited Express vers Kyôto, puis un taxi vers mon hôtel, situé à cinq minutes de la gare. À tout hasard, avait-il renseigné les lignes de métro, les stations, les directions, le nombre d’arrêts et les délais. Cela n’avait rien d’approximatif, il garantissait ce qu’il écrivait. Ce qu’il ne savait pas préciser, c’est sur quelle portion du quai je devrais me situer pour me trouver exactement face aux portes des voitures, lorsqu’elles s’ouvriraient. Pourtant j’étais certaine qu’au Japon, cette ultime précision ne relevait pas d’un quelconque raffinement ou caprice.

Mon carnet de voyage personnalisé me faisait l’effet d’un roman d’aventure de Jack London, mes billets et vouchers, les horaires de trains et de bateaux, les coordonnées du correspondant local de l’agence, des conseils de visites. Il m’avait inscrit son e-mail particulier, au cas où, et celui de l’agence bien sûr. Il m’avait appris à lire les plans de métro, les tables d’horaires et de correspondances des transports. Il avait pris le temps de me fournir des précisions quant aux hôtels qu’il avait choisis. Il avait opté pour des équivalents trois étoiles français, il me l’avait répété à plusieurs reprises, que je ne sois pas surprise ou déconcertée une fois sur place : Vous aurez le confort de base, en général les chambres sont petites mais fonctionnelles. L’avantage au Japon, c’est que toutes les chambres d’hôtels sont équipées de dentifrice, kits nettoyants et hydratants, crèmes et soins de renom, sèche-cheveux, rasoirs, brosses, cotons tiges, coton, pyjamas et chaussons, peignoirs. Inutile de vous encombrer. Concernant l’hébergement, il s’était trompé. Je ne peux que témoigner de la grande qualité des hôtels qui m’ont accueillie. Des chambres plus spacieuses que je ne l’aurais imaginé, impeccables et confortables.

 

Voyage au Japon
Voyage au Japon

Il m’avait fait répéter quelques mots basiques, en insistant sur la prononciation. Bonjour : Ohayou gozaimasu (Owaiou) ou konnichiwa selon l’horaire. Au-revoir : Konbanwa (konban - wa). Merci : Aligatô (je n’ai toujours pas saisi s’il fallait prononcer arrrigato ou aligato, mais peu importe, j’allais biaiser sur place : A…igato surfant très vite sur le r ou le l, mangeant ces lettres et cette approximation passerait inaperçue). Il avait souligné l’importance de ne pas serrer les mains, ni espérer une quelconque embrassade, se laisser respirer, ne pas empiéter les uns sur les autres. Quelle aubaine. Je n’étais pas tactile et ce principe de distanciation physique ne pouvait que me convenir. Si j’avais imaginé qu’un jour, cela deviendrait un précepte universel, une modalité existentielle et une norme planétaire, séparant la vie de la mort. La distanciation physique était devenue aussi redoutable que la pince rouge sang du jugement Dernier, imaginée par Christian Bolkanski. Les artistes sont toujours plus ou moins visionnaires, leur intuition paroxystique.

Monsieur J. en avait profité pour évoquer la légère inclinaison, lorsqu’il s’agissait de saluer une personne, ou de la remercier. En finesse. Ne pas confondre avec une révérence. Pivoter le haut du buste et la tête à l’équerre de quelques centimètres vers l’avant. Pratiques sobres. Marques de respect essentielles et mesurées. Il m’avait mise en garde aussi. Les hôpitaux et les soins sont excessifs. Il me recommandait la plus grande prudence. J’avais d’ailleurs acheté une assurance supplémentaire. Sait-on encore reconnaître, en France, la grande vertu de notre système de santé ? Il avait rédigé ma cheklist et les informations pratiques. Formalités, argent, internet et électricité, pourboires.

Neuf heures de décalage avec le Japon.

Voilà. Je partais pour l’aventure.

Il n’est jamais trop tard, songeais-je penaude.

Mon voyage-pèlerinage, en taxi, avion, train Marine Liner, train à grande vitesse –Shikansen, bus, marche, bateau, métro –car oui, au Japon je réussirais même à m’accommoder du métro, moi qui depuis tant d’année à Paris, avait usé et abusé d’astuces pour ne jamais avoir à y mettre les pieds.

J’avais obtenu mon permis à l’âge de dix-neuf ans et aussitôt, avec quelques économies, avais-je pu m’acheter ma première automobile. Une Autobianchi Abarth qui dégommait tout sur son passage. C’était la voiture à la mode à cette époque. Je me suis bien amusée, au volant de mon Abarth grise. Jusqu’à mon déménagement définitif de la région parisienne, où j’avais fini par me noyer comme la Sarah d’Olivier Adam, sans m’en apercevoir, insidieusement, j’ai réussi sans aucune difficulté, à négocier une voiture de société et une place de parking auprès des dirigeants d’entreprises où j’allais faire carrière. Mon salaire revêtait moins d’importance à mes yeux que ce privilège. Si j’ai pris le métro, un RER ou un bus un jour, je ne m’en souviens plus, et je crois que cela ne m’est jamais arrivé. Un stratagème, pour me préserver, bien inconscient, une voix intérieure que j’avais suivie et qui m’avait permis de surnager dans la capitale tentaculaire et suffocante qui altère jusqu'à la beauté historique de la ville.

J’avais réglé l’agence. Puis sur les conseils de Monsieur J., j’étais allée retirer des yens. Le cours était plutôt avantageux à cette époque.

Cela faisait un petit paquet : 156.000 yens.

Je me sentais drôlement riche.

J’ignorais encore à quel point.

 

Monsieur J. prendrait la peine de m’appeler la veille, puis à l’aéroport pour s’assurer de mon état d’esprit, renforcer ma confiance que rien n’aurait pu amoindrir. Au Japon, nous échangerions quelques e-mails. Je les ai tous conservés. Je me suis bien demandée si je n’en pinçais pas pour lui, cet homme tellement généreux et attentionné, précautionneux, mais non. Je ne ressentais rien de tel à son égard, nul trouble. Une gratitude désintéressée. Comme un rapport patient médecin.

 

Après avoir rangé ma valise, il me restait encore quelque chose à ajouter. Un livre. Lequel emporter, pour me tenir compagnie ? S’il y a un roman que tu as toujours commencé et jamais terminé, malgré les piges que tu lui as consacrées suite aux expositions du célèbre rouleau, et au film qui a permis à l'éblouissante Kristen Stewart de fouler le Red Carpet, à Cannes, avais-je entendu en moi, et qui attend que tu le termines, s’il y en a un seul à prendre, c’est Sur La Route. J’avais attrapé Kerouac, patient et philosophe, sur son étagère, avec une tendre pensée pour ma brestoise de mère, dont je ne doutais pas qu’elle allait veiller sur moi. Maman continuait de m’appeler son bébé, de remonter la fermeture éclair de mon manteau jusqu’au cou, quitte à m’étouffer en m’appuyant sur la pomme d’Adam, à me demander ce que j’avais mangé parce qu’elle me trouvait toujours un peu maigre et blanche, l’air souffrante, petite mine, tu ne me caches rien, n’est-ce pas ? s’affolait-elle alors. À la perspective de ce voyage, je crois bien qu’elle paniquait. Pourtant, j’avais quitté le nid depuis des décennies.

 

Au bureau, Catherine J. s’était montrée attentive. Elle culpabilisait depuis l’épisode de mon séjour à l'hôpital. Elle m’avait souvent appelée pour prendre de mes nouvelles. J’avais été absente plusieurs semaines. À mon retour, j’avais posé mes vacances pour le Japon. Je lui avais expliqué ce voyage impérieux, la nécessité de retrouver mes battements de cœur, si je ne voulais pas rétrécir comme Chloé face à Colin démuni. Ma chef avait respecté mon projet bien sûr. Elle avait même choisi d'y contribuer : elle avait négocié une extension de ligne internationale, à mon téléphone professionnel, avec lequel elle me demandait de partir. Pour dire la vérité, cela me soulageait de savoir que j’allais être reliée. Je n’étais pas complètement remise, parfois la tête me tournait, des vertiges me troublaient, je redoutais un malaise, que mon cœur s’arrête de battre pour toujours. Oui, ce Blakberry me rassurait.

J’ignorais tout du Japon, de l’art contemporain, de moi, de ma réalité intérieure, de mon inland. Je savais une chose cependant. Ce voyage ne pouvait être ni reporté, ni annulé, ni occulté : il me constituait. J’entendais bien découvrir pourquoi et comment. Et rebouter mon cœur. Ce que Boris Vian n’avait pas réussi à accomplir dans son Écume des Jours, Christian Boltanski y parviendrait sûrement, dans son Musée des Cœurs.

 

À suivre...

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