18 octobre 2010
Dans l’avion (1)
Je suis dans l’avion et je m’apprête à m’envoler pour le Japon. La journée est passée si vite, pourtant je crois n’avoir rien fait de particulier, sinon tempérer mon impatience. Jusqu’à ce moment. Installée dans ce Boeing 777. À ce qu’on dit, le sept porte bonheur. Trois fois sept, ce doit être miraculeux. J’y ai pensé toute la journée. J’ai essayé d’intégrer ce voyage, le rendre tangible, mais je n’y suis pas parvenue. Désormais je ressens un mélange d’incrédulité, d’appréhension, d’extase, de curiosité et tout cela m’embrume un peu.
Les hôtesses sont jolies, grandes et fines. Moulées dans un tailleur crème aux couleurs de l’avion. Apprêtées et maquillées. Les cheveux retenus dans un chignon au cordeau. Elles ressemblent à des danseuses, le port aérien (si je peux me permettre cette facilité), épaules basses, cou élevé. Amènes, presque complices, elles me sourient comme si elles partageaient mon émerveillement. Peut-être aussi l'entrain des autres passagers mais je ne les vois pas, les autres. Je suis seule au monde. L’avion n’est pas complet. L’une des hôtesses me propose d’être surclassée, le vol sera plus confortable précise-t-elle. Elle m’installe dans une rangée où je vais pouvoir m’étendre tout à mon aise, j’y serai seule. Je me prépare un coin moelleux, oreillers, couvertures, casque pour visionner le film tout à l’heure, et nécessaire de toilette. Je garde à proximité mon roman. Le voyage peut commencer. La route défiler. Je range mon sac dans les coffres à bagages. Le cale-cou que j’ai acheté ne me sera d’aucune utilité. Mon lit est prêt, tentant.
Avant de monter dans l’avion, j’ai envoyé un sms à monsieur J. pour lui signifier que tout allait bien et que je le remerciais. J’ai aussi appelé mes parents. Ils s’inquiétaient comme cela était prévisible. Leurs voix trahissaient la même inquiétude affectueuse qui me protégeait depuis l’enfance, et qui avait grandi à mes côtés. Je partais loin et seule, pour la première fois, j’étais encore faible. Ma mère persistait à me regarder comme un tendre nourrisson, un chaton. Je ne serai jamais tout à fait une adulte à ses yeux. Je crois qu'une enfant sans enfant demeure une enfant. Elle ne sera jamais tout à fait une femme, ni tout à fait une adulte. Elle passera de l'enfance à la vieillesse. Ma mère :
- J’ai regardé sur une carte et papa m’a montré sur Internet, c’est très loin, tu traverses la planète, la Chine, la Corée fais bien attention. J’ai regardé et lu où tu allais, l’aéroport du Kansaï est à Osaka, il y a même un train interne tellement c’est grand ! quatre étages, c’est une ville ! tu pars à neuf mille six-cent-trente kilomètres ma chérie, tu te rends compte ? tu nous appelles quand tu arrives ? sois bien prudente, et puis surtout profite bien, passe un beau voyage, je n’ai toujours pas bien compris pourquoi tu partais aussi loin soudain, mais si tu dois y aller, alors j’espère que tu profiteras de tout, fais attention sur les îles, les bêtes, les moustiques, et à ton petit cœur (elle avait murmuré cette dernière mise en garde, comme si son chuchotement avait le pouvoir de prémunir du pire, de panser toute éventuelle rechute et surtout, d’amoindrir la chose). Avec ton père on a regardé les températures, apparemment tu vas avoir chaud, il paraît que le temps est plus estival que d’habitude, une chaleur inhabituelle, pas loin des vingt-cinq degrés, j’espère que tu as pris des tee-shirts.
- J’ai lu ça aussi, pour l’heure j’ai un manteau et des bottes et j’ai déjà chaud, bon il faut que je vous laisse maintenant, j’y vais. Je vous embrasse, au revoir.
Je savais qu’elle aurait regardé sur des cartes, dans des dictionnaires, demandé à mon père de lui montrer sur Internet, où je me rendais. Je savais aussi qu’elle n’avait pas tellement écouté ce qui m’était arrivé. À vrai dire, cette vérité-là me dérangeait moi-même, je n’avais pas envie de m’y confronter. L'infirmière m'avait demandé, c'est l'usage n'est-ce pas, quels étaient les antécédents familiaux. Je lui avais parlé de mon cousin. Tug. s'était écroulé un jour, comme ça, il était tombé aux pieds de sa femme, qu'il avait épousé un an plus tôt et qui attendait leur enfant depuis quatre mois. Ces deux-là se connaissaient depuis l'école. Leur union m'avait d'abord surprise puis convaincue. Surprise parce que mon cousin n'était pas spécialement sportif au contraire de Sofia. D'ailleurs il me l'a présentée un matin, après un long jogging, et avant du surf et de la planche-à-voile, puisque désormais, il pratiquait plein de sports. Elle cuisinait aussi, quand Tug. se faisait servir ou se contentait d'une pizza qu'il se faisait livrer. Ce qui les réunissait, c'étaient les voyages. L'inconnu, la découverte. La curiosité et la fantaisie. Ce jour maudit, Tug. s'était écroulé sans prémisse d'aucune sorte. Crise cardiaque foudroyante. Il ne buvait pas, il ne fumait pas. Ensemble, ils vivaient à la campagne. Il n'y avait rien à comprendre. Il était mort. C'était irréversible. Autrefois, adolescente, j'avais dû m'accommoder de l'assassinat de mon amie Maria-Élèna, que son père avait tuée au pistolet. Pistolet : pour moi alors, c'était un terme de western. D'ailleurs, il avait tiré avec une arme de cinéma, un 7.65, ainsi identifiée parce qu'il suffit de tirer pour toucher sa cible. L'arme des lâches, dit-on.
Ces morts brutales m'avaient anéanties. Mon écroulement s'était immiscé sans un bruit. De manière lente et démoniaque. Au début, je m'étais raccrochée aux légendes de ma grand-mère bretonne, Mamée. Ses fables me donnaient l'illusion d'un filtre protecteur. Mamée racontait que les gens endettés connaissaient une mauvaise mort, esseulés, reclus dans les divisions sombres des cimetières. Ce qu'on appelait cimetière noir. Ar Verred Dû, elle me le traduisait en breton, en épelant chaque mot, comme pour une dictée, et les mots s'inscrivaient en moi. Elle racontait que le prêtre était toujours averti lorsque la tombe touchait le fond de la fosse, le jour de l'enterrement. C'était le signe qu'il attendait pour prier le repos de l'âme du défunt. Mais on n'était jamais certain qu'il le fasse, ni qu'il ait entendu l'avertissement. Elle racontait que les gens assassinés ou partis brutalement, reviennent toujours chercher une personne pour les aider. On ne devait pas les oublier. Elle racontait que le prêtre devait s'assurer que l'âme de ces défunts s'élève pour comparaître devant le tribunal de Dieu, y subir son jugement particulier, avant de retourner à sa place, dans le corps. Sur le corps, plus exactement. Afin que l'Anaon, qui veille sur le peuple des âmes en peine, puisse y accomplir la pénitence. Elle racontait que des ifs poussaient sur les poussières de défunts. Que les ifs poussaient dans la bouche des morts, des assassins en particulier, tandis que les cyprès étaient réservés aux justes. Elle racontait encore d'autres choses, qui rendaient l'affreuse réalité oblique et plus supportable. Mais tout à coup, elle s'imposait, face à moi, cette réalité que j'avais essayé de nier pendant tant d'années, au point d'oublier. Je crois que c'est de cette manière que les morts avaient commencé à me hanter. Depuis mon séjour à l'hôpital : mes fantômes, mes personnes. Peut-être avais-je perdu la vue pour cesser de me contenter de légendes opaques. L'insouciance était terminée. Monsieur J., qui m'avait organisé ce voyage improbable, dont les contours se précisaient peut-être bien, soudain, n'avait-il pas parlé de cyprès et d'ifs, pour caractériser Takamatsu, cette ville japonaise où il avait prévu de me loger ? Ville portuaire ou mortuaire... me voilà en proie au doute.
Heureusement, l’hôtesse m’interrompt. Elle m’apporte une coupe de champagne sur un plateau orné d’un napperon. Je la remercie. Je suis bien. Je consulte la carte et le menu, comme si je fus au restaurant. Deux dîners nous seront servis avant le petit-déjeuner, demain. Avant d’atterrir à Séoul, en Corée. Je lance un dernier regard à travers le hublot, les valises en train d’être chargées dans la soute, le tarmac, la nuit, les gilets jaunes opérants et agiles. Ils ne fomentent pas l’ombre d’une revendication. Avec la poésie que j’ai amassée en moi comme un trésor, ce que je vois d’eux et leur travail, c’est un ballet aéroportuaire ; ils forment une haie qui vient me saluer, moi et moi seule, ils encouragent et polissent ce voyage.
Je consulte mes emails une dernière fois. J’espère une réponse de monsieur I., ministre des Affaires Internationales et de la Communication du Japon, proche de monsieur S. Fututake, président de Benesse, qui organise le festival d’art contemporain. Avant de partir, ma chef Catherine J., qui avait esquissé des contacts avec le Japon autrefois, les avait réactivés. Bien que cela remonta à une dizaine d’années, elle avait tenté sa chance avec succès. Catherine J., je crois que personne ne l’oubliait jamais, personne ne la critiquait jamais non plus et nul ne lui refusait jamais rien. Elle était l'une des personnes les plus loyales et fidèles que je connaissais dans ce groupe. Il émanait d'elle cette confiance prompte aux rapports durables.
Sur ses recommandations, monsieur I. m’avait contactée avec un enthousiasme sans réserve, rare pour un Japonais, un officiel qui plus est. Il parlait un anglais impeccable et parfois même, un peu français. Il se montrait intrigué par ce voyage qui me motivait. Il connaissait l’organisateur du festival. Dans son email, il expliquait que les Archives du Cœur avaient été inaugurées avec Christian Boltanski durant l’été, que le musée était désormais ouvert et accessible au public, que le festival Art Setouchi touchait à sa fin, plus calme, la foule des journalistes commençait à s’éparpiller, peu de touristes, la période était idéale à tous égards. Un temps clément, quoique extraordinairement chaud. Il avait proposé de m’organiser quelque chose de particulier pour que je visite Teshima et Naoshima en hôte privilégiée, que j’aie accès au festival sans entrave ni temps mort. Il ne pourrait pas me rencontrer car ses bureaux étaient à Tokyo, une ville trop éloignée de Takamatsu. Distante de plus de six-cent kilomètres. Même en Shikansen, cela représentait cinq heures de trajet. Comme un Paris-Brest.
J'ai faim.
À suivre...