20 octobre 2010
Kyôto
Midi sonne, au restaurant panoramique de la tour de Kyôto. Endroit touristique s’il en est, mais il faut bien un point de départ. Se débarrasser de ses oripeaux, gestes-réflexes d’un monde fuyant, n’est pas chose facile. Cette tour composée d’acier m’aimante, comme les Japonais le sont par notre Tour Eiffel. Ce sera le kilomètre zéro de mon pèlerinage. Centre-trente-et-un mètre de haut, huit cent tonnes. Construite sur le toit d’un bâtiment. Neuf étages et trois sous-planchers pour la base. Seule tour au monde à ne pas être soutenue par une charpente métallique.
Vertigineux.
Dixième étage. Restaurant-observatoire. En entrant, je salue la mascotte : Tawawachan. Une poupée fine et longue, vêtue d’une robe blanche et munie d’une antenne. Poupée conçue comme une tour (Tawawachan), sincère (Magokoro), aime les hommes grands, musicienne (Koto : Cithare japonaise). La Cithare est-elle l’équivalent du qânun arménien, qui sonorise les Mille et Une Nuits ? Quelle sorte de conte m’attend ici.
Quel qu’il soit, il a commencé ce matin. J’avais prévu de me rendre au discount Bicmarket, pour acheter une caméra portative suivant maints conseils prodigués. Dans les couloirs lumineux et propres du métro, la foule m’a happée comme une déflagration mais je n’ai ni tremblé ni failli. Le métro a beau être souterrain, il n’en demeure pas moins un paysage, pas seulement un moyen. Alors que j’étais postée devant un panneau indicatif auquel je ne comprenais rien, un Japonais au visage amène s’est approché de moi. Me sentant hagarde, il s’est enquis de ma destination : Where ? - Kyôto station, Bicmarket, je lui ai répondu. Il s’est mis à tapoter sur la machine, insérer des yens qu’il sortait de ses poches, récupérer les tickets (le sien, le mien). M’a invitée à le suivre d’un signe de la main. Est monté dans la rame avec moi. Lorsque le métro est apparu, dans cette station où l’on aurait mangé par terre, où la misère –si elle existait, était bien cachée, les files de Japonais patientaient derrière un marqueur au sol, positionné face aux portes. Un marqueur jaune alvéolé permettant aux non-voyants de se repérer. Les portes se sont ouvertes automatiquement et un flot de voyageurs est sorti des voitures à l’arrêt, sous l’œil des files alignées, silencieuses et immobiles. Une fois l’accès libre, ceux qui patientaient, dociles, sont rentrés un par un. Personne ne cherchait à devancer, à s’imposer et si tous ne rentraient pas cette fois, ils attendraient le prochain métro. Sans un murmure, sans agitation. J’étais ébahie par cet incroyable respect. Un employé sur le quai, courtois, en costume, masque et gants blancs, surveillait et fournissait les indications nécessaires. Tous les voyageurs l’écoutaient, avant de reprendre qui sa lecture, qui sa conversation, qui ses méandres intimes.
Mon Japonais semblait résolu à m’accompagner jusqu’à Kyôto station. Nous ne nous sommes pas adressé la parole pendant le trajet, nous nous sommes contentés de nous sourire poliment. Parvenus au but, il m’a entraînée à travers la gare, jusqu’à un point de ralliement phosphorescent. Il s’est incliné sans se départir de son sourire en indiquant : Bicmarket this side, son bras pointant vers la sortie, là-bas. Le temps d’entendre : Sayonara et de répondre Sayonara en m’inclinant avec précaution, l’imitant, il était reparti en sens inverse. Avait-il perdu beaucoup de son temps, cet homme si généreux ? avait-il effectué un détour significatif ? aurais-je été capable d’un tel dévouement, de cette entraide spontanée et altruiste ?
Le point lumineux m’a intriguée. La couleur était sur le point de changer. Un orange dynamique s’effaçant peu à peu derrière un bleu apaisant. Les nuances de ce spot de rendez-vous changeaient selon l’heure. Orange énergique dès sept heures et bientôt, dans quelques secondes, il serait déjà onze heures, bleu zénithal.
Je suis sortie de la gare sans prendre le temps de visiter ni son jardin suspendu à ciel ouvert, ni ses quinze étages, ni ses théâtres, ni ses centres-commerciaux, ni ses musées, ni ses restaurants. J’ai précipité le pas vers le Bicmarket, dans une ruelle désaffectée peu engageante et l’entrepôt multimédia géant m’a engloutie.
Au restaurant, installée à côté d’un bow-window teinté, je découvre un panorama exceptionnel. Une mer verte, une mer de nature ponctuée de temples et de sanctuaires. Je repère le Nijojo Castle, le cœur de ville, sans doute Gion, les lointains Kiyomizu-dera et Buodo-in, le Heian-jinju Shrine, le Palace Impérial, la Toei Movie Land, le Toji Temple. J’essaie d’entourer les endroits sur la carte, sans aucune certitude. Je ne saurais qu’évaluer les distances de manière approximative, de ce dixième étage. Mon attention est sans cesse portée vers ce Buddha, au loin, qui semble régner sur la forêt, et qui me paraît gigantesque. Il ressemble à King-Kong et je me prends pour Jessica Lange. Fascinée, plus qu’effrayée.
Dehors, je me hasarde dans Kyôto, divisée en Machi, Gaiku, Dori. J’emprunte au hasard Nanajo-dori.st puis Nishinotoin-dori.st et me retrouve sur omiya-dori.st. J’aperçois deux temples majestueux. Je ne fais pas la différence entre temple et shrine. Shrine est figuré par un Torii mais je doute que cela soit si simple.
Plus tard je saurai différencier. Les sanctuaires sont construits en hommage aux Kamis, les divinités du Shinto. Dédiés aux cérémonies, avec leur Torii à l’entrée qui purifie, le Chôzuya pour se laver les mains et la bouche, l’escalier gardé par des Komainu, ces paires d’animaux protecteurs, la boîte à offrandes, Saisembako, puis le lieu où l’on vénère des divinités, Haiden. À côté, dehors, l’endroit des danses et musiques, sorte de kiosque, Kuguraden. Les temples, bouddhistes, sont réservés à la prière et aux fidèles. L’entrée ressemble à un porche, le Chûmon, un premier bâtiment, sorte d’autel avec des statues à offrandes, en bois ou en métal, face à une sorte de Pagode, Gojû no tô, parfois les lieux d’habitations et de formation des moines dans un corridor cloisonné, et le temple, Kôdô. Il y a aussi un clocher sous un autel, le Shôrô. L’harmonie qui se dégage des uns ou des autres est semblable, le calme, du sable, des souches d’arbre, des menhirs dressés, des jardinets ordonnés, et les animaux mythologiques. Ils varient d’un temple à l’autre. Renard, chat, sanglier, lion, tortue, grue selon le symbole, ce que l’on prie, le Kami à qui l’on s’adresse, la cérémonie. Les temples sont reconstruits à l’identique de manière périodique, pour assurer leur pérennité. Voilà pourquoi je suis saisie par ces lieux immémoriaux, aussi peu altérés. Ils sont rebâtis avec les outils et l’artisanat ancestral, pour que le savoir-faire se transmette d’une génération à la suivante.
Le Higashi-Honganji et le Nishi-Honganji, ne se visitent pas l’un sans l’autre. Ils correspondent aux temples originels du vœu oriental et du vœu occidental. Je me trouve là, au milieu, à équidistance, et j’éprouve le sentiment d’être à ma place, entre mon père, d’origine arménienne et orientale, et ma mère, bretonne et occidentale. L’exacte synthèse de ce mariage improbable, a priori mais qui a su s'imposer. Mon père refusant la promise arménienne qu'il ne connaissait même pas et ma mère, fille de notables brestois, farouche amoureuse d'un fils d'immigrés sans situation. Ces temples sont les plus grandes constructions en bois du monde et les plus anciens de Kyôto. Autrefois enjeux de luttes de pouvoirs.
Après une halte à l’hôtel, je rejoins le quartier des geishas. L’une d’entre elles est devenue célèbre pour avoir témoigné. Sa vie a inspiré un film qui avait fait grand bruit à l’époque, situé à Gion. Ma Vie de Geisha. Il parait que Mineko Iwasaki était davantage geiko que geisha, c’est-à-dire une artiste avant tout. Parvenue à destination, j’emprunte une ruelle pentue qui conduit au sanctuaire de Yasaka. L’air y est indolent, l’haleine nonchalante. C’est charmant et délicatement bruissant. Ça aurait quelque chose, un parfum, une atmosphère un peu surannée, du Montmartre du Chat Noir. Bohème, poétique et sensuel. Chaque femme que je croise est vêtue d’un geta, et d’un kimono cintré au moyen d’un obi en soie. Coiffure et maquillage soignés. Sourire cerise impénétrable mais avenant, sur visage blanc. Le soleil s’apprête à décliner, poudré comme les fleurs rosées des cerisiers japonais, les lumières à s’allumer, semblables à des lampions, un soir de fête dans le jardin, et les cimes, à recouvrir d’une agréable fraîcheur crépusculaire le plateau.
Devant moi, la pagode Yasaka et plus loin, encore, le temple Kiyomizu-dera. Je traîne au cœur de ces architectures admirables, en bois. C’est paisible. Il me semble que les Buddhas s’adressent à moi, me saluent et m’appellent. À l’intérieur, je les découvre disposés aux points cardinaux, formant une protection. Je me recueille spontanément. J’ignore vers qui je tourne mes pensées, ou si mon esprit se vide peu à peu, expirent de toutes ses forces pour mieux respirer, et s’éveiller. Le temple est composé d’une terrasse de galeries ouvertes, les unes se déversant dans les autres, séparées par des piliers de bois. L’un des temples signifie Eau Pure et propose, en son sein, une cascade d’eau douce qui désaltère. À l’entrée, une corde épaisse, tressée, se termine par un grelot, pour appeler les dieux. Dans un réflexe je pose la main sur mon cœur. Les battements qui cognent, sont harmonieux. Ma réalité intérieure est aussi harmonieuse que l’eau de la source du temple.
Sur le chemin du retour, jusqu’au poumon de Kyôto, après le pont, je me mets à flâner et adopte une allure contemplative. Dans le quartier commerçant de Kyôto, un comptoir ethnique tenu par une jeune gipsy au look hippie retient mon attention. Posée sur un banc, souriante, les cheveux bruns soyeux, la peau halée, féline. Son échoppe ressemble à la caverne où Ali-Baba aurait pu disposer les larcins de ses quarante voleurs, dans une multitude de panières tressées. Elle se lève et vient à ma rencontre. Elle tient un bracelet en soie bleu-canard, comportant des nœuds, comme une corde de bateau indique les distances, qu’elle veut m’ajuster au poignet. Le bleu-canard est le même que celui de mes bottes. Elle insiste, je capitule. J’écoute ma respiration et constate que l’écart entre chacun des nœuds, exprime la cadence idéale des battements de mon cœur. La houri m’explique que le choix des couleurs n’est pas anodin. Bleu-canard représente l’air et le ciel, la nature, la paix intérieure et la création. Elle affirme que je suis une artiste : You –an artist, I’m sure, et me demande si j’écris. You write. Moins une question qu’une affirmation. Quand il tombera, ce bracelet, assure-t-elle, j’aurai atteint la sérénité dans ma création. Write, write, create, don’t stop creating, your karma. Elle conclut, le regard mystique : You, you are not in Japan by hasard, not a coïncidence, this trip is your trip, karmik.
De retour à l’hôtel, je n’ai pas la force de me doucher. Ça me ferait sans doute du bien, avant de dormir. Mon corps le réclame mais je n’en ai pas l’énergie. Je m’engouffre sous les draps comme hier, en boule, position du fœtus, toute petite. Hier qui me semble l’année dernière.
J’attrape Sur La Route, de mon bras au bracelet bleu-canard, corné en page 133 et reprends la lecture : « Allen et moi, on l’avait accompagné à la gare routière des Greyhound, sur la 34e. Au premier étage… ». Je ne me souviens pas du tout de quoi ou de qui il parle, ce qui s’est passé avant ce rendez-vous à la 34e, alors je décide de recommencer du début.
À suivre...