21 octobre 2010
Takamatsu
Je me réveille avec le roman de Kerouac, ouvert en page 127, en travers de ma gorge. La lumière est restée allumée toute la nuit. Sous la porte, quelqu’un a glissé le journal, le quotidien local japonais. Je regrette de ne pas lire le japonais. J’aurais aimé imaginer de quoi étaient morts ceux qui figuraient dans la rubrique nécrologie comme je le faisais quand je lisais le Télégramme, beaucoup mourraient trop jeunes, déjà parents et toujours enfants, fidèles amis, souvent engagés dans le terrain associatif ; lire mon horoscope ; découvrir la couleur et les nuances du temps ; parcourir les faits divers. Est-ce qu’ici aussi, la plupart se déroulaient sous emprise d’alcool ? Est-ce qu’un cahier central et détachable se faisait l’écho du festival d’art contemporain ?
J’entends des bruits assourdis et indistincts dans le couloir, mais aucun son ne me parvient de la rue, dont je sais qu’elle est pourtant en effervescence.
Je m’étire féline.
Me lève, nerveuse.
Aujourd’hui, je pars à Takamatsu.
Après le rapide Shikansen urbain et deux changements à Yokayama et Shin-Osaka, j’emprunte le Hikari, puis le lent et ancestral Marine Liner JR Limited Express Uzusho, qui traverse la forêt, presque la jungle et d’étranges bambouseraies aux sons gutturaux et indistincts. Yokayama constitue le point de rupture, pour accéder à ce Japon immémorial. Le voyage s’effectue en extérieur après le pont Seto-Ohashi, qui relie l’île de Honshu où se trouve Kyôto, au reste de l’archipel de Shikoku, à flanc de falaise. Il s’enfonce dans la végétation et dans la brume, comme dans un film moite, d’aventures. Le pont de la rivière Kwaï, sauf que celui-ci demeure intact et que le scénario n’a rien de belliqueux. Se dévoilent les îles de l’inland, la Mer intérieure de Seto, au Sud-Est du Japon.
Je retrouve cette sensation tenace de l’enfance, qui m’étreint dès que je quitte Paris pour « mon » port de pêche en Finistère. Une intensité se précise à l’approche, avant l’arrivée en gare. Le paysage, blanc, se dévoile doucement, cerné de verdure, avant la mer turquoise, parfois grise, parfois marine, au gré des facéties célestes. C’est toujours merveilleux, comme une première fois.
Je filme sans m’arrêter, un seul plan, séquence, définitif, à la manière de Godard, essoufflée et bringuebalée d’une porte à l’autre, instable de la voiture du train. Les îles sont fantastiques, sortes de mirages. Somme de rochers déposés sur l’océan étal. Comme les Tas de Pois, au large de Brest, paysage presque chimérique.
Lequel est Teshima ?
Le train m’apparaît à la fois robuste et fragile, sur cette falaise escarpée et serpentine, qui plonge dans la mer. L’éclairage est dans le même temps éclatant et brumeux, un nuancier signacien et turnérien.
Lorsque le train s’arrête en gare de Takamatsu, une vive émotion m’enserre. C’est difficile à décrire, comme si une main enveloppait mon cœur et avivait ses battements. La gare est minuscule, ce genre de gares qui débouchent en plein centre-ville, d’où tout est possible à pied, d'une démarche souple et tranquille, sans panique ni contrainte. Je m’avance sur le parvis. La première image est celle d’un pin si haut, que j’en ai le vertige. Cette même impression qui déstabilise, le temps de lever les yeux vers les nuages, au-dessus du sommet d'une cathédrale. Tout chavire. Takamatsu est bel et bien la ville des pins élevés, et des cyprès.
Je ne vois pas d'ifs. Rien de toxique, ici. Je suis rassurée. Seuls les arbres symboles d'éternité parsèment le décor. Ça sent le sel, la mer et le vent. Dépression d’exhalaisons comme un front de mer balnéaire, hors saison. C’est encore l’après-midi et la nuit a presque tout repeint. Une nuit marine et ocre.
Un pin s’étire jusqu’au ciel bientôt étoilé, le touche presque. Au loin les tours du port, à droite le centre, après le château blanc, et la luminosité rouge du phare en verre, couleur de passion. C’est romantique, et mystérieux cet halo rouge-vair au loin. Je reconnais la ville. Comme si je rentrais à la maison, chez moi après des années, après des années d’un si long voyage, tant de tempêtes et de péripéties, enfin de retour. Les rôles seraient inversés, je retrouverais Ulysse et ce serait fantastique. Ce genre d’atmosphère me donne toujours envie d’être amoureuse.
L’office du tourisme ressemble à une cabine de plage, sous le pin élevé. Même si je sais, au plus profond de moi, que je n’en ai pas besoin, l’hôtesse me tend un plan, les horaires des bus, des ferries, des bateaux, les horaires des visites pour le festival. Puis j’emprunte le chemin de l’hôtel Rhiga, sur la droite, Chuo-Dori, à quelques blocs.
Ça ne s’écrit pas de la même manière, Rhiga, Riga, mais la prononciation est identique. Je ne peux m’empêcher de penser à Mikhail Baryshnikov, né à Riga, passé à l’Ouest pour danser, parce « Danser, c’est vivre ». Riga est aussi connue pour son jumelage avec Yerevan, la capitale de l’Arménie. C’est ça, voyager, c'est dénouer le fatras de ses origines, des sinuosités et des horizons qui se combinent. C’est être en état de disponibilité.
Au comptoir de l’hôtel, je récupère ma clé en échange du voucher de l’agence. Ohayô gozaimasu, bonjour. Konnichiwa, bonjour. Arigatô, merci. Je me détends sous le chaud filin de douche. Le peignoir et le pyjama posés sur mon lit me charment, irrésistibles. Je reporte à plus tard cette volupté parce que sinon, je ne ressortirai plus. Habillée, j’allume mon téléphone et parcours les messages reçus. Un email de Jess H., du press office. Elle me remercie de mon intérêt pour le festival et m’invite à passer au bureau, qui reste ouvert jour et nuit. Monsieur I. aussi m’a écrit : Tomoko I. me servira de guide, secrétaire générale de Benesse. Il confirme ma visite programmée pour le vingt-deux octobre, demain. Il me recommande de prendre le ferry de dix heures quatorze, Tomoko I. m’attendra à l’arrivée au port de Naoshima Inland. Il me souhaite un excellent séjour, me précise que Tomoko I. parle anglais et regrette encore de ne pas pouvoir me rencontrer. Il lui est impossible de s’absenter de ses fonctions au gouvernement, et Tokyo est trop éloignée, il s’excuse à nouveau. J’essaie de me l’imaginer. Petit, brun, nerveux, affairé ? Plutôt long et grand ? Courtois sans aucun doute, encravatté et costumé, sobre et souriant.
La nuit veloutée a entièrement redessiné Takamatsu à présent. Ma montre indique vingt-et-une heure. Dans la ville endormie, je repère l’entrée du shopping-mall, avant le château puis le port, Hyogo-machi, et j’y pénètre. L’intégralité du mall est couvert, les rues rutilent, dalles comme saupoudrées d’or fin. L’ensemble est carré, des carrés composés de carrés, s’assemblent comme les pièces d’un puzzle. Les chats ronronnent de toutes parts. Ils veillent, à côté des vélos disposés contre les murs des venelles fleuries. Quelques hommes et femmes dînent, seuls pour la plupart, le nez collé à leur journal ou leur ordinateur, comme s’ils venaient de rentrer du bureau. Je m’installe dans l’un des restaurants, thé à volonté et verre d’eau fraîche, la patronne s’incline, petit bout de femme aux yeux bridés et au sourire plaqué, cheveux noirs au carré. Elle me tend la carte tout en parlant beaucoup et vite, en japonais. La carte n’est pas traduite, certains plats comportent des images assez peu éloquentes. Je me décide pour ça, je lui montre la photographie. Elle dit oui-oui en oscillant et s’en retourne en cuisine, ses minuscules jambes arquées la transportant comme si elle flottait. Elle revient avec une soupe au tofu, une salade, un steak haché sous un œuf, un bol de riz gluant qui fume et parfume. Je ne sais pas ce qui s'est passé, mais lorsque je relève la tête, je suis la seule cliente dans le restaurant. Pourtant si j'ai relevé la tête, c'est parce que tout à coup, j'ai été presque heurtée par un brouhaha ambiant, comme si une nuée d'insectes était apparue en une fraction de seconde. J'avais l'impression qu'après avoir dîné et être repu, tout ce petit monde avait décidé de se raconter sa journée ou de discuter d'une actualité marquante, qui concernait chacune des personnes présentes. Une actualité grave, qu'il était impossible de passer sous silence et au sujet de laquelle, chacun émettait son opinion tranchée, détenant une part de vérité. En réalité j'étais seule, au milieu de tous les employés du restaurant, portant la même tenue, et qui, visiblement, étaient sortis chacun d'une antre : la cuisine, le bar, un sous-sol peut-être, la cave, l'appartement au-dessus sans doute. Ils m'ignoraient copieusement. J'aurais été transparente, cela aurait produit le même effet. C'était probablement une famille, ça y ressemblait.
Revigorée, je sors et longe le château assoupi, blanc immaculé qui fend la nuit. Je veille à respecter, comme le font ceux que je croise et que je croiserai, la signalétique au sol : travée pour les cyclistes, travée pour les poussettes et les enfants, travée pour les piétons. Pour traverser la rue, j'attends que le feu passe au vert et que la silhouette du bonhomme me parle et me prie d'emprunter le passage piéton puisque, au Japon, l'urbanité est humanisée et communique. Puis, je déambule sur le port désert. Le clapotis de la mer contre la digue et mes talons sur le sol, tintent dans l’air. J'emprunte la passerelle qui conduit au building où s'est installé le siège du Art Setouchi Festival. Je me dis qu'il y a toujours une passerelle, dans un port de pêche, une passerelle qui relie la terre à la presqu'île ou au phare, une passerelle qui relie le poumon de la ville à ses artères, nue passerelle qui relie ce, ceux et celles, qui doivent l'être. Au septième étage de la tour qui héberge le comité exécutif d’organisation du Art Setouchi Festival, j’entends du bruit, des sons réguliers, une ruche au travail. Je frappe à la porte sur laquelle je reconnais le logo du festival, et où il est indiqué press office. Jess H. m’accueille comme si je fus sa meilleure amie, tant attendue, comme des retrouvailles que l’on n’espérait plus. Jess H. est une jeune femme pétillante et vive, longue et brune aux cheveux longs. Très enjouée :
- Hye Elsa, I’m Jess, how are you ?
- Very Well, and you ?
- So nice to meet you !
Je ne doute pas un instant qu’elle ne le pense pas. Ce regard-là dit vrai.
- Fine, very fine, nice to meet you me too.
Je ne triche pas davantage, amusée et déconcertée. Elle me donne l’impression d’accueillir quelqu’un d’important, venu de France rien que pour elle, avant même le festival. C’en est presque gênant et en même temps, tout cela est naturel. Jess H. se retourne vers le bureau et me présente de loin le reste de l’équipe : Satomi M. et Masuda K. Sur les bureaux, au sol, des piles de brochures, des cartons de goodies, de badges, des listes, des catalogues sont éparpillés. Il est près de minuit mais elles sont fraîches et enthousiastes.
- Here is for you, Elsa.
Jess H. me remet un sac, brodé à mes initiales, avec le dossier de présentation, le dossier de presse, le plan des îles, les horaires des ferry et bateaux, quelques invitations, des stylos et des badges, l’affiche du festival et mon précieux sésame : le badge presse nominatif.
Elle m’apprend que des journalistes de toutes nationalités sont venus depuis l’ouverture du festival en février, mais aucun Français. Je suis la première. Satomi M. et Masuda K. me demandent pour quel journal j’écris, je leur parle des magazines culturels avec lesquels je collabore, et de mon blog. Je pense que j'ai surtout envie d'écrire pour moi, un récit de voyages ou un roman, qui aurait le pouvoir de m'embarquer en pèlerinage sans que j'aie à bouger, alanguie dans un fauteuil confortable, à déambuler au gré des pages, une errance méditative au coeur de laquelle, de manière impromptue, se manifesterait un événement, un son, quelqu'un.
- You are a great journalist ?
- No, no. Je me sens confuse tout à coup.
- Yes you are. You want to visit Teshima, the only French artist : Christian Boltanski, do you know him ?
- Not personally but as an artist. I went to all his exhibitions, in particular the last one in Paris and I register my hearts beating. I would write about that, this incredible experience and the museum in Teshima. Not only an article for a magazine, but a novel if possible.
- Amazing ! Wonderful ! I think you will be surprised by the museum of hearts, but also by the others island. I suggest you to go to Megijima and Ogijima, wonderful peaces of art in the nature. And Noashima, of course.
Demain, je serai à Naoshima, tout est organisé sur-mesure pour moi, je serai accompagnée par Tomoko I. Jess H. remercie monsieur I. qui a coordonné cette journée, qu’elle ne connaît pas et qui est un ami du mécène à qui l’on doit ce festival extraordinaire. Cette chaleur me remplit d’une énergie positive et solaire. Je me sens jaune comme le soleil. Jess H. souligne qu’ils ont beaucoup de choses à terminer pour demain, il faut qu’ils soient prêts très tôt, à l’aube. You won’t sleep ? je demande bêtement. Elle répond qu’ils dormiront plus tard, ils sont plusieurs, il se relaient. Elle termine en me rappelant que je prends le ferry de dix heures quatorze, que je sois là tôt, car je dois récupérer au comptoir du port mes pass pour les bateaux, avant le flot de touristes, avec mon badge presse. Ça paraît calme comme ça, de nuit, mais je vais voir demain à quel point c’est animé, même si c’est la dernière semaine du festival. Je les salue. Elles me renvoient un signe amical. Je reprends le chemin du retour, vers mon hôtel Rhiga. J’essaie de ne pas faire résonner les talons de mes bottes sur le bitume, pour ne pas réveiller la nuit indolente. J'ai bien envie de me poser sur un banc et de humer quelques instants cette haleine tempérée, m'abandonner tout uniment à cet environnement, mais depuis Kyôto, je n'avise aucun banc, jamais, nulle part. Au Japon, on marche ou on roule, mais on avance.
J’ai annoté le paragraphe que j’ai atteint : « Neal, c’est le type idéal, pour la route, parce que lui il y est né sur la route, en 1926, pendant que ses parents traversaient Salt Lake City en bagnole pour aller à Los Angeles. La première fois que j’ai entendu parler de lui, c’était par Hal Chase… Nietszche… ». Mes paupières sont lourdes. « À un moment, Allen Ginsberg et moi, on avait parlé de ces lettres ». Je pose mon livre sur la table de nuit, je résoudrai cette énigme demain. De quelles lettres s’agit-il ? Et moi, vais-je trouver un compagnon de route aussi idéal, ici ?
À suivre...
Les derniers kilomètres de l'arrivée à Takamatsu, après le pont, sous un ciel d'Ouest finistérien, ressemble à l'arrivée en train à Brest, dernier arrêt, au bout du monde, Brest la Blanche