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Naoshima
Naoshima

22 octobre 2010

Naoshima (2)

 

Naoshima
Naoshima

Il est treize heures. Tomoko I. suggère que nous déjeunions au Art Architectural, l’équivalent de la cantine de la résidence. Je la suis, et nous gravissons un escalier spectaculaire de Tadao Ando, qui relie le Chichu Museum et Benesse House. À mesure que nous progressons, l’air du Mépris m’accompagne, le thème de Camille. Non pas que le sentiment se soit imposé, mais parce que la mélodie de Georges Delerue seule, pouvait exprimer l’intensité de ce que j’étais en train de vivre. J’entendais les cordes et l’orgue résonner en rythme avec l’oisif flux et reflux de l’Océan, qui venait lécher le sable, jusqu’aux pieds de ces lieux presque immémoriaux. Mythologiques. À ciel ouvert.

Tomoko I. nous commande une salade de pâtes et une bouteille d’eau. Nous nous installons à une table en terrasse. Vue plongeante sur les rizières et la plage, nue et vierge, qui se prolonge dans la mer. Au premier plan, au bout de l'anse vierge, une barque jaune et un bateau noir semblent échoués. La composition a fait l'objet d'une peinture et constitue une scénographie artistique. Je ne me souviens pas davantage que nous nous soyiions parlées. J’étais tellement préoccupée par cette oasis, et tout encore captive du regard félin et ambré du mécène.

Tomoko I. se lève brusquement. Elle s’excuse avant de m’abandonner, le temps de régler deux ou trois affaires. À son retour, elle propose de prendre le café avec monsieur Soichiro Fututake. On dirait qu’elle est fière d’avoir organisé cette rencontre en catimini. A-t-elle lu dans mes pensées tout à l’heure ?

Je suis reçue dans un salon privé et épuré, orné d’estampes japonaises illustres et de créations contemporaines. Une habile et délicate composition. J’explique à notre hôte que j’aimerais peut-être en profiter pour l’interviewer. Il ne répond pas exactement, cependant il m’explique que je suis dans un lieu qui stimule les sensations à la cadence de la Mer intérieure de Seto. L’ai-je remarqué ? Cela ne serait pas possible sans l’art contemporain, affirme-t-il de manière posée et définitive, qui apporte une vitalité nouvelle aux îles de l’archipel. Les habitants et les villageois ont été mis à contribution auprès des artistes de tous continents et de toutes générations, afin que l’art se mêle et se confonde à la végétation, à la culture, aux rizières et aux plages, aux jardins et à la forêt, aux maisons et aux chats. Les îles ont été choisies pour leurs spécificités. Cultiver la terre, entre ciel et mer, où l’art pouvait naturellement s’y inscrire. Chacun doit y puiser quelque chose d’intime et de personnel, c’est le but. Et apprivoiser des perceptions et des fibres que l’on a tendance à gommer, dans la réalité de nos vies frénétiques.

À cet instant, je me mets à penser à l’infirmière qui s’est occupée de moi à l’hôpital. Était-elle visionnaire, clairvoyante, savait-elle que "Vous ressourcer" signifiait effectuer ce voyage introspectif inévitable, et cette rencontre, qui me bouleverse. Si tu ne le suis pas, le destin lui, s'en charge.

Monsieur Fututake se tourne vers Tomoko I., tout en prenant une gorgée de café, avec des gestes cérémonials, certes empesés mais si aériens aussi. Il lui adresse un signe presque imperceptible et elle me tend un document présentant les minkas, les nokas et les machiyas selon qu’il s’agisse d’une ferme ou d’une maison de bourg, parfois transformées en Ryokan pour l’occasion. Elle m’explique que nous irons visiter ces lieux privés et ancestraux, Art House Project, devenus terrains d’expérimentations artistiques pour provoquer une trace, un saisissement, une conscience. Une réalité intérieure, conclue le maître des lieux, et il cite André Malraux.

 Cai Guo-Qiang : thermes Feng-Shui
Cai Guo-Qiang : thermes Feng-Shui

 

Soudain le silence. Depuis la pièce où nous sommes installés, à travers l’une des fenêtres-miroir, j’avise le jacuzzi à ciel ouvert de Cai Guo-Qiang. Thermes Feng-Shui où il est possible de s’installer dans un bain à remous entouré de menhirs et de cyprès, face à la Mer intérieure de Seto. Plus loin, les temples du district d’Honmura. Sur le perron de celui d’Hachiman, restauré par Michiyo Miwa en 2006, les divinités protectrices Zuishinmon et Zuishinzo veillent un petit chat. Je ne peux m’empêcher de m’imaginer dans un bain à remous en pleine nature, un chaton viendrait me saluer et s’enquérir de mon bien-être. Un petit chat auprès de qui j'aurais déposé ma confiance et les clés de mon agrément. Heureusement, mon attention est détournée par la pumpkin jaune, là-bas loin, à l’extrémité du ponton de l’île. Elle est, d’où je me trouve, aussi miniature qu’un Dinky toy. La citrouille à pois de Yayoi Kusama a depuis, fait le tour du monde et moi, ici, je me sens princesse de ce conte extravagant, même s'il ne se passe aucune action. Ce qui se déroule est d'un tout autre ordre, bien plus intime.

Autant dire qu’interviewer monsieur Soichiro Fututake dans ces conditions, n’est pas commode. Rien ne se dit du Art Setouchi Festival, tout se vit. 

Sanitaires design / James Turrell : Minamidera, Backside of the Moon
Sanitaires design / James Turrell : Minamidera, Backside of the Moon
Sanitaires design / James Turrell : Minamidera, Backside of the Moon
Sanitaires design / James Turrell : Minamidera, Backside of the Moon
Sanitaires design / James Turrell : Minamidera, Backside of the Moon

Sanitaires design / James Turrell : Minamidera, Backside of the Moon

Déambulations dans Naoshima
Déambulations dans Naoshima
Déambulations dans Naoshima
Déambulations dans Naoshima
Déambulations dans Naoshima
Déambulations dans Naoshima
Déambulations dans Naoshima
Déambulations dans Naoshima
Déambulations dans Naoshima
Déambulations dans Naoshima
Déambulations dans Naoshima
Déambulations dans Naoshima

Déambulations dans Naoshima

Après nous êtes salués, Tomoko I. m’invite à visiter les espaces artistiques du cœur de l’île. Nous traversons le foyer de Benesse et sa Pagode en Crystal, puis le parc de Naoshima, et d’autres pins élevés. Suivre leur élan jusqu’à cette cime me remplit d’adrénaline. 

Tomoko I. me conduit vers l’une des Art House Project dans le district de Honmura. Des lieux qui peuvent se visiter indépendamment du festival, contrairement aux œuvres éphémères. Des lieux qui se méritent : qui culminent ou enterrés, ça monte et ça descend, de nombreuses et minuscules marches d'escaliers qui semblent sans fin, des sentes pentues et serpentines, des ruelles tortueuses et étroites, fleuries et sereines. Des maisons entourées de parcs et de jardins somptueux, qui côtoient des temples, d'autres recèlent de petites cours aménagées avec application et spiritualité. Toujours, un chat veille, qu'il soit de pierre ou de poils, blanc. Toujours, une surprise captive le regard, un bouquet de fleurs géant, un totem, un symbole, une protection, d'admirables et remarquables bonsaïs. Des maisons dont le bois luit. Un bois chaud et réconfortant, robuste, un bois bronze, parfois rouge, de plusieurs millénaires. Même les sanitaires publics sont créés par un designer, au coeur de l'espace naturel et fleuri. La maison que nous approchons a été imaginée par l’artiste Tatsuo Miyajima. Kadoya : Sea of Time, en 1998. Une centaine d’habitants de Naoshima y a contribué. Maison typique, en bois sombre, de deux-cents ans. Elle contient plusieurs installations dont une aire du sol, aménagée en bassin intérieur, dans lequel sont disposés cent-vingt-cinq numéros de couleurs différentes qui flottent et glissent au gré des mouvements de l’air, formant toutes sortes de combinaisons de nombres et de chiffres. La pièce est sombre. On entend à peine l’eau susurrer et les numéros, fluorescents, illuminer l’endroit. J’essaye de suivre l’esquisse de la série de chiffres de mes battements de cœur, cette série à qui je dois ma présence sur l’île. Bien plus qu’une chambre à soi, ici, c’est une île à soi que l’on m’offre et que je suis en train de conquérir.

Pumpkin, Yayoi Kusama
Pumpkin, Yayoi Kusama
Pumpkin, Yayoi Kusama

Pumpkin, Yayoi Kusama

Les yeux de Tomoko I. se sont étrécis, malicieux. L’expérience de ma vie, me prévient-elle-même si elle n’en dit pas davantage. En compagnie de Tomoko I., je me sens à la fois complètement perdue, lost : en anglais la dimension d'égarement est plus éloquente, et à la fois guidée. Où me conduit-elle, je l'ignore, à l'Ouest, au Sud de Naoshima, aurions-nous pu effectuer ces trajets à pieds, les sites qu'elle a choisis se rejoignent-ils, coïncident-ils les uns les autres ou ne font-ils sens qu'éloignés et éparpillés ? Comment les artistes et les habitants se sont-ils accordés, sont-ils devenus proches, ont-ils vécu une expérience commune ? L'art est partout, quand il n'a pas été conçu par un artiste, conçu pour se fondre à l'environnement, il en constitue déjà une part. Ce festival révèle-t-il cette part, et sinon, serait-elle demeurée dans l'ombre, comme il révèle quelque chose de moi, je m'en aperçois, sans savoir définir précisément ce quelque chose singulier, à apprivoiser sans doute.

Nous parvenons aux abords d’un temple également âgé de deux-cents ans, où une foule compacte attend, sous le soleil ardent. Elle me fait passer devant tous ces gens et prend ma main, qu’elle remet au vieux prêtre, quelqu’un de vénérable, je songe. Je m’engouffre dans le temple, qui se visite à deux, ou seul, à la suite du vieux sage au corps sec et au visage creux. Certaines parties ont été restaurées au moyen de techniques traditionnelles afin de préserver le bâtiment, et d’offrir un temple à la fois historique et artistique, d’un seul tenant, dont l’ambition est de permettre aux habitants d’avoir un lieu de mémoire éternel. L’artiste James Turrell a conçu ce projet, Minamidera, Backside of the Moon. Le moine serre ma main droite et quelqu'un m’attrape la gauche. Le moine parle en japonais. J’ignore ce qu’il dit. La langue japonaise est impénétrable. Même les intonations ne révèlent rien, ne fournissent aucune indication. Les Japonais parlent vite et fort, d’humeur égale. Ils terminent la plupart du temps leurs phrases en mode majeur, un final enlevé, qui ne permet pas de soupçonner leur état d’esprit. Il n’est pas davantage possible de savoir s’ils ont raconté une longue histoire, ou formulé une remarque lapidaire. Leur regard ne trahit pas non plus leurs propos, ni leur sourire, dont ils ne se déparent que très rarement. Je comprends néanmoins que nous traversons les ténèbres, la Nekuia d’Ulysse, les Enfers, celles-là même qu’ont connues Orphée et Eurydice, et qu’il va falloir trouver un moyen de s’orienter pour progresser, sans regarder en arrière.

Je lâche la main de mon prédécesseur, qui s’en empare à nouveau, vigoureusement, pour la déposer contre la paroi du temple. C’est ainsi que je dois me mouvoir, à tâtons, glissant le long de la paroi froide sèche rugueuse, que mon corps épouse. Il y a deux secondes à peine, c’était l’extérieur, la lumière, la nature vibrante et à présent, c’est le néant, le noir absolu et le néant. J’avance ainsi, plaquée au mur qui vire à angle droit. Je poursuis, une autre paroi, mon voisin me serre la main. J’ai l’impression qu’un escargot pourrait nous doubler. Pour être honnête, je ne saurais évaluer notre allure. Une nouvelle paroi, le moine est toujours devant moi, il continue de parler. Encore une, ça forme un labyrinthe. J’entends mon cœur qui bombarde ma poitrine, prête à exploser. Sueurs froides. Vertigo. Je sens une gouttelette de malaise glisser le long de ma nuque, et de mon épine dorsale jusqu’aux reins. J’ignore vers quoi se tournent mes pensées, si seulement je parviens à penser. Peut-être à Shining et je frisonne. Ça n’en finit pas. On s’enfonce de plus en plus. L’espace s’agrandit, il ne s’agit plus de couloirs à longer. Nous avons atteint une salle, peut-être la salle de prières. Ou sacrificielle. Si j’étais au purgatoire, je serais parvenue au stade de la paresse après l’antipurgatoire. Ai-je déjà péché par flemme ? à quel moment ? la ville provoque-t-elle ce désœuvrement contre lequel la lutte est vaine ?

Le moine dit quelque chose de définitif et s’arrête comme un conducteur automobile pile face à un sanglier surgi de nulle part, sur une route de campagne, en pleine nuit. Les pneus crissent. Mon voisin, qui me serre toujours la main, entame quelques pas en arrière. Je l’imite. L’arrière de mes genoux épouse une forme qui s’apparente à un banc. Je fléchis les genoux et avec la main droite, essaie de l’atteindre. J’effleure une plateforme rugueuse et froide, de la pierre, et oui, il s’agit sûrement d’un banc, je palpe l’assise. D’ailleurs mon voisin s’assied. Je m’y repose à mon tour. Le moine reprend la parole, sa voix résonne et se réverbère, c’est caverneux. Les mots rebondissent, forment des échos qui s’élèvent, pourtant le plafond est bas. Je n’en suis pas sûre, à vrai dire : je ne vois aucun dôme au-dessus de moi. Tout est noir. La tête me tourne un peu. J’attends que mon souffle et ma température se régulent. Le moine donne une nouvelle indication. Mon voisin se lève alors je l’imite. Mes yeux se sont accommodés. C’est cela la paresse : on s’accommode, on singe. C'est peut-être ça la mort. Je suis perdue. Le noir s’étend jusqu’à l’horizon, infini, sans espoir. Mon voisin avance, j’imagine qu’il s’agit d’une injonction du prêtre. J’avance à mon tour et au loin, face à moi, je crois percevoir une sorte d’écran, comme une toile de cinéma, grand écran. Je discerne des formes, de petits hommes qu’on dirait tout droit sortis de Rencontres du Troisième Type, au moment où Roy et Ronnie, Luc Truffaut et Jillian, sont éblouis par la lumière, au moment où les extra-terrestres descendent de leur soucoupe-volante. Pas étonnant : c’est la face cachée de la lune, Backside of the Moon, qui a été installée en 1999 et aujourd’hui encore, j’ignore la profondeur de cette salle hallucinatoire. Je progresse. L’impression désagréable que le sol se dérobe sous mes pieds. Ce n’est que mon imagination, mais je garde les jambes collées l’une à l’autre et effectue de petits pas, d’à peine quelques millimètres. Je ne décolle ni mes talons ni la plante de mes pieds du sol, je glisse très fort, comme les danseurs de hip-hop et de break-dance de ma jeunesse, le moonwalk de Michael Jackson, j’essaie de rester cramponnée. Mais un tumulte intérieur prend le dessus et m’accapare. Au point d'entamer une marche arrière incontrôlable, en prenant toutes les précautions du monde, réussissant à reculer jusqu’au banc. Je m’y affale, soulagée et en sueur. J’observe les silhouettes se découper, non je ne rêve pas. J’ignore combien de temps nous demeurons là, dans le silence des ténèbres, avec ces visiteurs fantomatiques, ces silhouettes spectrales.

Le prêtre reprend la parole, doucement, comme s’il fallait se réveiller maintenant, sortir de cet état hypnotique et nébuleux. Je sens mon voisin venir à ma rencontre, sa main agrippe la mienne, nous nous relevons. De nouveau un mur. Un angle et un autre mur et ainsi de suite et brusquement, le soleil et la vie, le plein jour, tellement blanc. Comme un prisonnier quittant sa geôle, après des années d’une longue et terrible peine. Soleil écrasant, à apprivoiser. J'ai l'impression de quitter un très long sommeil, comme si j'avais dormi une éternité, les yeux ouverts à fixer le noir uniforme, unique perspective.

Tomoko I. m’attend. Elle sourit, l’air circéen.

Défier la mort pour s’en affranchir et accepter la vie, entrer dans la lumière. Cette expérience restera gravée en moi, sans doute comme la prison change profondément un être humain.

À suivre...

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