22 octobre 2010
Naoshima (3)
Sans transition, une autre maison vieille de cent ans au moins. Parmi les plus récentes installations de Art House Project, sur l'île de Naoshima, celle imaginée par Shinro Ohtake en 2007 : Haisha, Dreaming Tongue, Bokkon-nozoki. L’artiste a transformé une ancienne clinique dentaire en une maison chaotique où se mélangent différents matériaux, objets et styles, et toutes les formes d’expressions. Dessin, bois, sculpture, miroir, mosaïque, ferraille. De dehors, ça ressemble à un immense capharnaüm. Une hutte abandonnée en quelque coin retiré d’un monde déshumanisé. L’impression de cataclysme et de bric-à-brac, ruines d’une terre habitée et d’objets jadis utiles, n’en est que renforcée. J’emprunte l’escalier en céramique et soudain, un miroir inattendu me fait face. Je ne comprends pas immédiatement qu’il s’agit de mon reflet : je ne me reconnais pas. J’entre dans une pièce noire comme les entrailles d’une baleine, puis une autre, bleue comme celles (les entrailles) de la mer, contenant une maquette de sous-marin. Dans la suivante une reproduction de la Statue de la Liberté en taille réelle : Miss Liberty Talking Liberties. Elle est auréolée d’un faisceau rouge phosphorescent qui rappelle la lumière de sa torche (ou celle du phare en verre rouge de Takamatsu, unique au monde). Pour l’apprécier de toute sa superbe, je gravis les marches d’une échelle de meunier. À l’étage, je constate que la statue est coupée en deux au niveau du bassin. On associe souvent les maux de dents avec les choses de l’amour, celles qui font souffrir, qui coupent en deux. De quel chagrin amoureux, aurais-je à m’acquitter, à dépasser ?
Hiroshi Sugimoto : Go’o Shrine, la montée
Je n'ai pas le temps d'y réfléchir. Cependant plus on visite, plus je sonde en moi, éveillée et en introspection, comme si je suivais une thérapie à ciel ouvert, in situ. Tomoko I., ma formidable psychologue, semble satisfaite de celle qu’elle provoque. De moi, elle a fait cette personne qu’elle ramène à la vie fraîche et insouciante, d’avant, d’un monde d’avant, juste et heureux, mais lequel. À présent, la vision de Hiroshi Sugimoto : Go’o Shrine, Appropriate proportion. L’artiste a restauré un sanctuaire. Depuis un autel, posé à même la terre, un escalier en verre, transparent, rejoint le centre de la terre. Il traverse différents cercles, jusqu’à la chambre funéraire de Go’o Shrine sous et dans la roche, parfaite composante. Comme Dante, comme Boltanski, je ne cesse de croiser mes fantômes, désormais davantage que de simples personnes irréelles ou illuminées. Des silhouettes apparues et aussitôt évanescentes, comme si elles attendaient le moment et l'endroit propices, pour... Pour quoi, au juste ?
Go’o Shrine est une porte d’espoir, qui s’ouvre directement sur la mer, édénique. Depuis la chambre mortuaire souterraine, il est possible de se frayer un chemin jusqu’au Chichu Museum par cet escalier de vair. On pourrait y voir la métaphore d’une descente ou plutôt, la remontée, vers le bonheur et la réconciliation. Parce que les sensations qui m’assaillent, maintenant, sont plaisantes et réconfortantes. Tout est enfin paisible. J’ai traversé la mort et après la mort j'entre au paradis, comme dans un livre d’Andersen. Le paradis ici, c’est l’art, me susurre Tomoko I. Qui me laisse le temps de m’imprégner de toutes ces impressions qui me chahutent sans hiérarchie, méli-mélo de sensations diffuses. Que me réserve-t-elle à présent ?
Hiroshi Sugimoto : Go’o Shrine, la descente (l'escalier de vair)
Elle me précède dans un jardin puis dans une salle nue, constituée de cloisons qui ressemblent à des paravents reliés les uns aux autres, ornés d’estampes séculaires. Ces dessins reproduisent la nature, les oiseaux et les arbres japonais. L’originalité tient en un jeu d’ombres et de lumières qui renforce évocations et allégories. Les cloisons sont fines, en papier (Shôji) qui filtre le bruit et les odeurs. Atmosphère éthérée. Je contemple le grand soin porté à cette modeste habitation en apparence, qui recèle ce trésor incroyable. Submergée par ce que je vis, je ne soupçonne rien de ce qui se trame, créé par Hiroshi Senju : Ishibashi, Garden of Ku, The Falls. The Falls aurait dû me mettre la puce à l’oreille.
La chute.
La maison appartenait jadis à un riche marchand de sel. Elle faisait office de bureau et d’entrepôt. Le jeu de peintures, sur les murs et les plinthes rénovés, crée des illusions d’optique palpitantes. Dans la maison principale, c’est le vide (Ku). Quatorze écrans articulent un mur, représentant un paysage marin réalisé au moyen de pigments minéraux. On s’y croirait, dans la mer, presque noyés, j’ai même du mal à respirer, je suffoque. Il fait si sombre soudain. Je monte à l’étage par un escalier étroit et frêle, que j’ai peur de briser, me briser les os en même temps. Sur le palier, je me retrouve face à ce mur de quinze mètres de large, bleu comme les courants océaniques. Je m’approche pour le toucher, toucher cette eau translucide qui jaillit sans un bruit, à la rencontre de cette cascade plus vraie que nature, semblable aux chutes du Niagara (l'idée que je m'en fais), des chutes à l’intérieur d’une maison en bois insonorisée. J’hésite à croire qu’il s’agisse de flots réels mais à ce stade, je ne sais plus très bien à quel genre de monde j’appartiens, d’avant ou d’après, un monde parallèle certainement, où tout est possible. Je m’approche, le pas nerveux. La curiosité l’emporte. Une curiosité de gamine tout autant intrépide qu’impavide. Une curiosité sans filtre, jamais intrusive ou commère, en avoir le coeur net puisque tout ici, est affaire de coeur. Quand soudain mon bassin est retenu par des filins invisibles, quoique protecteurs et résistants. L’étage n’est pas entier : le sol a été découpé, il n’y a qu’une moitié de sol. L’autre moitié donne à voir le vide sidéral et spectaculaire, où se déverse cette cascade peinte et néanmoins animée. Je ne suis pas la petite sirène, je ne suis qu’une femme pétrifiée. J’ai besoin d’air frais mais dehors, il continue de faire si chaud. Ce soleil décapant. Que restera-t-il de moi, à la fin ?
Shinro Ogtake : les bains publics
Sur le port de Miyanoura, Tomoko I. entend terminer la visite en légèreté. Les célèbres bains de Naoshima, dont le bâtiment a été rénové par Shinro Ogtake, avec un art du kitch poussé à l’extrême. S’ils fonctionnent toujours pour les villageois, ces thermes sont devenus l’une des attractions de l’île. Ils sont rebaptisés I Love Yu, un jeu de mots : Yu en japonais signifie bains chauds, eau chaude. Le bâtiment est constitué d’un collage disparate de bas-fonds de bateaux et d’objets de musées érotiques. Une armée de nains de jardins et d’objets fantasques surveille l’endroit avec fantaisie et ironie, dans de petites alcôves composites. Depuis la terrasse des bains, enserrée par un boudin métallique et vif qui ressemble à une reproduction miniature du centre Beaubourg, il est possible d’apercevoir le port et la mer, qui se trouvent au bout de la rue. Vue plongeante, c’est le cas de le dire.
Voilà, semble conclure Tomoko I., le regard pétillant. C’en est terminé. Ici, aux bains. Je me sens neuve, toute fraîche comme avant, quand je ne savais encore rien, rien de mes morts et mes fantômes. Si c’était à recommencer, quel chemin adopterais-je ? Je tente de me repasser le film de mon existence, sur le port, mais mon attention est détournée. J’avise une autre pumkin géante, rouge cette fois. Ses pois sont des ouvertures et l’on peut y pénétrer. L’originale, jaune, qui règne depuis 1994, et cette déclinaison, prônent le Living Well, la philosophie de l’île, emblème de la culture et de l’économie, d’une vie meilleure grâce à l’art, dans toutes ses dimensions. Monsieur Soichiro Fututake, plus tôt, a tenté de me l’expliquer mais ici, que valent des exégèses, sans ressentir dans sa chair, dans son cœur et dans son corps, les empreintes des traces de la vie.
La pumpkin rouge, sur le port, Yayoi Kusama
Il est seize heures trente, le ferry est à quai. Le ciel n’est plus bleu mais rose poudré. Ou plutôt or pailleté, car le soleil continue de s’y mêler. Je me laisse emporter par la foule. Nous embarquons. Je ne me retourne pas. Tomoko I. et moi nous sommes saluées, on aurait pu avoir envie de s’étreindre. On en a sans doute eu très envie, cette journée nous a rendues complices. Je crois qu’elle en sait plus sur moi que n’importe qui, à la manière de Virgile accompagnant Dante dans son pèlerinage. Nous reverrons-nous un jour ou a-t-elle déjà passé le relais sans que je m'en sois aperçue ?
Dans le bateau, je me cale sur un fauteuil en terrasse, figure au vent. Je ferme les yeux et laisse glisser les embruns sur mon visage, qui se mêlent à mes larmes. J’entends bruisser la végétation, ondoyer la mer, siffler le vent et peut-être chanter une sirène. Qui a dit que le chant des sirènes, épique et élégiaque, égarait jusqu'à la noyade ? Ne serait-ce pas plutôt l'inverse : leur chant lumineux et poétique, provoquant la connaissance de soi. Le satori.
Le ciel mordoré m’éblouit, quand je rouvre les yeux.
Je débarque du ferryboat et sur le port, mes pas me guident vers les totems de Shinji Ohmaki : Liminal Air Core. Les surfaces sont recouvertes de miroirs qui emmagasinent les lumières et couleurs du jour pour les restituer, et permettre d’avoir une autre perspective du monde, de l’environnement. Et de soi. Ces points de vue changent selon l’endroit où l’on se place, et l’heure. Ils symbolisent une porte d’entrée vers cette ville que j’entends bien découvrir, qui me bouleverse parce que je la connais très bien. Cette ville est mienne. Ce sentiment étrange et pénétrant m’envahit depuis des jours. Plus tôt déjà, à Naoshima, dans l’ancienne clinique dentaire, devenue une maison composée de bric et de broc, avec la Statue de la Liberté créée sur deux étages, alors que je me trouvais à mi-chemin de sa torche lumineuse éclairant le monde, cette lumière émancipatrice, je m’étais retrouvée devant un miroir face auquel j’avais eu le sentiment d’avoir changé d’apparence. Là, dans le miroir, sur le port de Takamatsu, mon visage est lisse et souriant, joues rebondies, la peine a quitté mes yeux, les tourments ne sont effacés, le masque de l’éveil et de l'innocence ont tout recouvert.
À l’hôtel, le réceptionniste me tend un message de Jess H. Elle me propose de dîner ensemble, elle aimerait connaître mon ressenti, cette première journée à Naoshima. Je prends une douche et sors la retrouver. Elle m’a fixée rendez-vous dans une pizzeria, non loin de la gargote où j’ai dîné hier. C’est bondé, ambiance familière. J’entre, rejoins Jess H. qui m’interpelle de la main avec exubérance. Je commande comme elle et la serveuse revient avec deux assiettes de spaghettis au basilic, eau et thé. On à l'allure de vieilles copines qui se retrouvent à dîner quelque soir et de notre conversation, je retiens surtout que Takamatsu, dont elle me raconte brièvement l’histoire, les batailles et ses attractions, en particulier le jardin Ritsorin, le port et le château dans la mer, le phare en verre rouge incandescent, est ma ville jumelle, fondée le jour de ma naissance.
Me faufiler sous les draps frais, propres et impeccablement lisses, me procure une profonde et indicible satisfaction. « À un moment, Allen Ginsberg et moi, on avait parlé de ces lettres, en se demandant si on finirait par faire la connaissance de l’étrange Neal Cassady ». J’abandonne Sur La Route, que je dépose sur la table de nuit. Des visions de Naoshima me parviennent, pareille à une douce cascade d’eau cristalline, le visage de Tomoko I. et bientôt celui de Jess H. se superposent à celui de Neal Cassady.
À suivre...
Départ de Noashima & #cielfies du jour