21 février 2010
Boltanski au Grand Palais
Peut-être que tout a commencé ce jour-là. Je me rappelle d’une journée d’hiver blanche et froide. Un ciel bas et lugubre, qui faisait écho aux trottoirs gelés. Aucune envie. Rester au lit. Ensommeillée. Rêver. Cesser de rêver. Pourtant dans un élan je m’étais levée, douchée et habillée. Descendue au garage, montée dans ma voiture. J’avais allumé le contact, enclenché Bob Dylan. Mister Tambourine Man. J’étais partie, rien rangé. L’appartement attendrait.
Était-il à ce point impérieux que je m’y rende ?
C’était le dernier jour de l’exposition de Christian Boltanski : Personnes au Grand Palais. Monumenta. L’événement de l’année. Il paraît que c’est l’artiste chinois Huang Yong Ping qui en 2006, aurait esquissé lors d’une réunion avec les commissaires et dirigeants du lieu, ce qui devait constituer son Empires. Impérialisme et conquêtes. L’année suivante, Monumenta était créé. « Dénoncer le spectaculaire par du spectaculaire » avait signé Audrey Azoulay, alors ministre de la Culture et de la Communication.
C’était la première fois que je rechignais à me rendre à une exposition. Arpenter la nef du Grand Palais et ses quatorze-mille mètres carrés, qui peut se révéler subliminale sous le soleil, tout autant que spectrale, par un jour hivernal comme ce dimanche, où la température s’était bougrement effondrée, m’apparaissait au-dessus de mes forces. Pourtant, il s’agissait d’une exposition de Christian Boltanski, un artiste avec lequel je me sentais reliée par quelque chose de mystique. Nos fantômes, nos personnes…
Je ne m’estimais pas une experte en art contemporain a fortiori, même si j’avais étudié l’Histoire de l’Art à l’École du Louvre, et malgré le nombre d’expositions parcourues et l’actualité artistique que je suivais, assidue. Et que je chroniquais depuis quelques années, dans Service Littéraire, le magazine de la culture fait par les écrivains, et Azad magazine, un trimestriel arménien qui n'existe plus sous forme papier. Je m’étais rendue, tout compte fait, à l’exposition conçue par Christian Boltanski, qui poursuivait ce qu’il considérait comme son devoir de mémoire. Il exposait ces Personnes au Grand Palais. Ces fantômes, ses fantômes, nos fantômes. Des montagnes de fantômes et de Personnes. Une pince rouge comme le sang, géante, mangeait les vêtements de la pile et les recrachait. Le jugement dernier. Qui décide, au hasard. Jusqu’à la fin. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne.
Alors il restait l’art.
C’est cela que racontait Christian Boltanski avec sa pince du jugement dernier. Une puissance se saisissait de certains d'entre nous et les laissait choir. Personne n’en connaissait la raison. Le vêtement donnait corps à ces personnes. L’artiste insistait sur l’intention d’être humain, en vie, pour lutter contre cette fatalité.
La révolte ultime pour lutter, provenait des cœurs battants.
Lors de l'exposition, il était possible d’enregistrer les battements de son cœur. Boltanski avait comme projet d’inaugurer l’été suivant au Japon, dans une île si éloignée qu’il fallait considérer ce voyage comme un pèlerinage, un musée des cœurs : Les Archives du Cœur. À cette fin, il enregistrait les battements de cœurs des visiteurs de ses expositions. Je commençais à me désintéresser des vêtements à terre et de cette pince de sang, qui avait le pouvoir de vie et de mort comme une prophétie apocalyptique de Daniel avant de finir dans la fosse aux lions, quand j’avais décidé que ce serait cela le but de mon dimanche. Repartir avec le compact-disc de mes battements de cœur, vérifier que j'existais, que j’avais le pouvoir de lutter.
La pochette du CD m’intriguait. Un ilot infinitésimal au milieu du Pacifique et de l’inland japonais, un océan noir et inquiétant, brumeux. Gris et sombre, définitif comme la mort. J’avais aussitôt eu en tête la vision du tableau de Böcklin, L’Île des Morts. Un frisson m’avait parcourue. Pour être honnête, je connaissais moins l’œuvre picturale et son sens, qui divisait les exégètes, que ce qu’en avait traduit d’un point de vue symphonique le tourmenté et volcanique Sergueï Rachmaninov, comme s’il fut le passeur Charon qui devait m’y conduire.
J’avais enregistré mes battements de cœur. Une fille, vêtue d’une blouse blanche, m’avait appelée puis installée sur un fauteuil noir. Elle avait fixé des électrodes sur ma poitrine. Elle avait recommencé à trois reprises car elle n’entendait pas beaucoup mon cœur, avait-elle précisé. Comme s’il murmurait. Contrariée, je lui avais posé une question probablement à connotation médicale, puisqu’elle avait répondu : Nous ne sommes pas docteurs, nous enregistrons juste les battements de cœur, en aucun cas nous ne pouvons les interpréter. La démarche est purement artistique. Finalement, elle avait pu enregistrer un filin de battements de mon cœur, qui portait le numéro 004565. Cela m’avait heurtée. Ce qui m’incarnait ici et maintenant, se résumait à un code barre à six numéros. J’avais pensé à ces autres, internés dans des camps ou encellulés, dont l’identité se résumait à ce tatouage perfide, une série de chiffres.
Aujourd'hui le QR code a remplacé le code barre.
Aujourd'hui, rien de ce que Christian Boltanski m'a permis de réaliser ne serait réalisable.
Je quittai l’exposition bouleversée, l’impression d’être niée, d’être personne. Cependant, munie du compact-disc de mes battements de cœur, il me semblait aussi détenir un trésor. Mes battements de cœur me survivraient sur ce rocher brut et reculé, qui soudain prenait la forme d’une montagne de Personnes envahissantes, une montagne menacée par la pince rouge démoniaque. Teshima, au bout du bout du bout du monde, au cœur d’un océan. De l’autre côté du globe. Là-bas, je ne mourrais jamais tout à fait. Grâce à l’art, j’allais survivre. Je prenais un peu d'avance, sur la mort. Il faut dire que la mort, mes morts, mes personnes, mes fantômes, je les voyais s'accumuler depuis quelques années et je n'en pouvais plus.
À suivre...