Un éditeur de l’intime, pour un auteur de l’intime (et de faits divers) qui se préoccupe d’un fait de société traumatisant. La première raison qui fait que je ne suis pas tout à fait convaincue par ce livre, c’est précisément le fait que j’ai cherché, pendant 749 pages (et plusieurs heures), ce qui, dans cette narration, faisait écho à Philippe Jaenada. Ce n’est jamais par hasard qu’un écrivain s’empare d’un tel sujet : l’écriture, pour restituer et comprendre ce qui apparaît dans le miroir. Or nulle onde particulière, a priori, entre l’affaire Taron, qui a défié la chronique et ce qu’elle pourrait révéler de Philippe Jaenada.
En revanche, certains auteurs sont dans ce qu’on pourrait appeler un « Air du temps », et Philippe Jaenada a comme eux une intuition hypertrophiée, puisqu’il s’inscrit dans cette série de « Cold Case » dont la France se soucie davantage et mieux. Les affaires classées ne seraient plus l’apanage des séries télé américaines et du FBI. Un récent rapport du procureur général Jacques Dallest propose d’améliorer les conditions de traitement des dossiers des crimes non résolus en France. Ce rapport, faisant suite à un groupe de travail, met en évidence 26 préconisations. Parallèlement le ministère de la Justice recense les « crimes de sang sans mobile apparent » non encore prescrits, dont l’enquête s’essouffle (env. 300). L’Affaire Taron pourrait-elle faire partie des cas exploitables par la nouvelle cellule « Diane », de gendarmerie ? (DIvision des Affaires Non Élucidées), au même titre que l’Affaire Gregory (la première -et la seule- identifiée par le prénom d’un petit garçon), ou Xavier Dupont de Ligonès, l’Affaire Godard à Saint Malo, Seznec à Morlaix ou « Omar m’a tuer » à Mougins.
Souvent, le condamné ne l’est pas, purgeant une peine à la place d’un autre (devenant au passage un grand intellectuel, philosophe, écrivain). Comment cela est-il possible ?
C’est en partie à cette question, que tente de répondre Philippe Jaenada qui s’est lancé dans une enquête enfiévrée et remarquable. Fouillée, diabolique, il n’omet aucun détail, il reprend tout à zéro. Avec un regard extérieur pertinent et d’une admirable acuité.
L’affaire Taron se situe au printemps 1964. Luc, un petit garçon de onze ans est retrouvé mort, la tête enfoncée dans les herbes mouillées d’une forêt de région parisienne (Verrières), lui qui habite à 25 kilomètres de là, avec ses parents, au cœur de la capitale, dans le quartier de la Trinité (Au nom du Père, corruptible et douteux ; du fils, de qui l’est-il et du Saint Esprit, tel est le sujet) et de Pigalle (comment ne pas penser à la mère, aux mœurs légères).
Aucun mobile au crime.
Lucien Léger, jeune homme banal, fanfaronne. Il avoue le meurtre et se présente aux enquêteurs et aux médias comme « L’Étrangleur ». Jugé, il est emprisonné 41 ans (la plus longue peine, en France). Sauf que : il n’est pas l’assassin. Jaenada va le prouver, espérant sans doute réhabiliter l'homme.
De même que les parents se révèlent un peu moins lisses que ce couple sans histoire, aimant leur fils, qu'ils affichent. En vérité, aucun des acteurs de cette histoire ne correspond à l’image qu’il renvoie de lui à la société. Tous, vont passer au crible du sévère et méthodique Philippe Jaenada, qui va prouver mensonges et trahisons, orgueils et jalousies. La mécanique de Jaenada est redoutable, rien ne lui échappe. Il exhume la presse, les témoignages, les Archives de Paris ou des Yvelines, celles de la préfecture de police de Paris et du Service de la Mémoire et des Affaires Culturelles, divers documents administratifs, les rapports de police, des courriers intimes, il visionne, écoute, lit. Et n’omet aucune hypothèse.
D’ailleurs le propre des écrivains, outre leur vision romanesque est, justement d’émettre des suppositions. Même les plus farfelues. Jaenada hypothèque et démontre, pièce à conviction par preuve.
Pendant ce temps, le même Jaenada, à coups de parenthèses et de parenthèses dans les parenthèses, se raconte. Il livre son intimité, ses affres, sa famille, et sa santé pitoyable (corollaire d’une existence sanitaire peu exemplaire). Au fond peut-être est-ce tout simplement cela, qu’il recherchait à travers un crime non élucidé : déposer son attention ailleurs, autre part que sur sa personne fragile et ses résultats médicaux inquiétants. Il donne à son esprit plus monstrueux que ce que son corps supporte déjà.
Parfois, on a l’impression de suivre « La mort en direct » entremêlé avec « Mort à crédit ». D’ailleurs « Ça a débuté comme ca… » et comme souvent, l’heure du crime se situe aux alentours de 3h, sous la pleine lune, en mai (aux alentours du 27), il existe des synchronicités et coïncidences troublantes.
Oui mais : lire l’affaire Taron demande une concentration extrême. Comme tous les faits de société, celui-ci captive, voire capture l’attention. Si par-dessus les faits exposés, on doit partager et patauger dans les tourments et circonvolutions de l’auteur, ce n’est pas raisonnable. Perso, j’ai décroché. À vrai dire, les séances de Philippe Jaenada à l’hosto, ses opérations glauques et le fait qu’il fume comme un pompier ne m’intéresse pas. J’ai fini par lire son livre en diagonale, traquant la moindre ponctuation à éviter plutôt que le véritable sujet sur lequel porter mon attention. J’ai regretté que la mémoire de ce petit Luc soit ainsi ensevelie, à nouveau dévoyée. Impossible de ne pas faire le rapprochement avec le médiocre, malsain voire inhumain, traitement médiatique qui a définitivement étouffé le petit Grégory.
Au printemps des monstres, raconte ces autres, qui veulent la reconnaissance, oubliant qu’à l’origine, un petit garçon innocent et insouciant a été tué, la plupart du temps pour satisfaire un désir de vengeance qui ne le concernait pas. Lequel d’entre tous, parmi les protagonistes, est-il la graine qui pousse au printemps des monstres ?
Et si cette enquête révélait enfin le meurtrier ?
Au printemps des monstres raconte aussi, et c'est surtout cela que je vais retenir, le travail des écrivains, un travail qui se préoccupe de l'intérêt supérieur de l'enfant (quelle que soit sa forme), notion qui apparaît en 1902 à La Haye. En 1924, le statut d'objet de protection est conféré à l'enfant, à Genève. Ce n'est qu'en 1959 que la Déclaration des Droits de l'Enfant apparaît.
Et si un prix littéraire venait (enfin) rendre tangible cet intérêt, à la définition obscure ?
749 pages, 23 euros, Éditions Mialet Barrault