S'aimer Tatouée, dont Nathalie Kaïd est à l'origine, est un Beau livre d'art et une plongée remarquable dans l'intimité de 195 femmes tatouées. Un livre de témoignages où le grain de peau est magnifié par les photographies.
Depuis toujours, j'éprouve une ambivalence à l'égard du tatouage, fascination - répulsion. C'est lors de l'exposition Tatoueurs Tatoués au musée du Quai Branly - Jacques Chirac en 2014 que j'ai compris. Si "Tu rentres en tatouage comme tu prends le voile" m'avait expliqué Anne, commissaire de l'exposition -ce que ce Beau livre me prouve aujourd'hui ; nombre de tatouages, notamment sur le corps de femmes, symbolisent aussi l'esclavagisme, la soumission, l'humiliation, l'encampement, l'encellulement, la déshumanisation. Tatouer un corps humain comme on possède, comme on ferre son bétail. Longtemps, j'ai cherché sur le visage ou les poignets de mes ancêtres, arméniens en particulier, résistants, ex-prisonniers, un quartier de lune, une croix, un numéro qui aurait témoigné de cette absence de liberté, cette identité bafouée. C'étaient mes années de révolte, en colère.
Aujourd'hui apaisée, le propos de Nathalie Kaïd et des corps de ces femmes exposées, me prouve qu'il est possible de s'aimer tatouée et que le regard que l'on porte à ces femmes tatouées renforce leur engagement et leur ancrage. Leur affirmation de soi. C'est ce qu'explique Philippe Liotard, sociologue et épistémologue, enseignant-chercheur et écrivain ("Ceci est mon corps", Sous la lime, 2015), en préface. "Se savoir tatouée procure des effets qui vont bien au-delà du simple fait de porter un accessoire, car il a fallu piquer la peau pour qu'une encre y imprime un motif permanent." "Il s'agit de marquer, au sens strict, les moments forts de sa propre histoire." Piquer. Marquer. Des termes qui font mal. Le tatouage, c'est aussi et surtout, dans mon imaginaire, la douleur. Qu'en est-il en réalité ? Sarah : "Voir son sang couler pour sentir qu'on existe." Elle s'est fait tatouer une araignée qui évoque le "dysfonctionnement familial". Tatouage comme alternative à l'automutilation, tatouage-guérison, tatouage-protection. Patricia : "C'était moi qui choisissais la souffrance, pour ne plus la subir." Tatouage barrage, contre la sclérose en plaques. Mélanie : "J'avais l'impression que toute la vie douloureuse que je subissais se dissolvait dans la douleur du tatouage." Annie raconte l'après-cancer du sein. "Ça a été très dur, la douleur m'empêchant de parler. (...) Le résultat m'a fait pleurer d'un bonheur fantastique." Pour d'autres, le tatouage est oeuvre d'art. Plus "esthétique que symbolique" pour Natacha, aux figures tribales. Tatouages-mouvements pour Estelle. Julie: "Je voudrais donner ma peau après ma mort pour qu'elle soit exposée." Dans tous les cas, se tatouer, c'est affirmer son unicité, atout-différenciant. Hermine, qui "customise tout." Orell, tatouée devenue tatoueuse : "Quand tu te fais tatouer, tu te sens vivant." Ce que consolide Camille : "La peau est là pour vivre, on peut tout en faire."
"Avec ce tatouage, je suis mieux que moi." explique Sandrine. Un moi tatoué, exponentiel, si singulier. "C'est moi" : un refrain que toutes partagent. Tatouage-addict. Discret au début. Pour soi. Bientôt le corps entier. Pour que le monde voie. S'encrer pour s'ancrer. Tatouer son autoportrait et s'aimer davantage. Tatouage mythologie. Tatouage mémoire, mémoires. On s'est comprise. Réconciliée. On avance. Avec bienveillance. La fierté a remplacé la blessure.
Nathalie Kaïd ironise volontiers. Au coiffeur, elle a préféré le tatoueur. Photographe, directrice artistique d'une association solidaire, épouse et mère, elle est aussi Présidente de l'association Soeurs d'Encre. Tatouages sur cicatrices. Elle est passée d'une peau nue à tatouée presque intégralement, à partir de 47 ans. Une "envie irrépressible". C'est en se tatouant qu'elle est devenue tatouée, qu'elle en a compris le besoin organique, comme d'autres écrivent parce qu'ils lisent et tissent une oeuvre. Tatouage-choc pour corps "oeuvre vivante" : "me procurant un nouveau mode d'expression." Impérieux et nécessaire, frontal. Nathalie parle de "Corps à corps" pour "femme illustrée." C'est à elle que l'on doit ces photographies, "photos-témoignages" dont la légende est l'apanage des femmes tatouées. Des clichés somptueux, sur lesquels on voit la peau respirer, s'émouvoir, frissonner. La lumière irradie la plus petite parcelle de chair, tatouée-non tatouée, clair-obscur, lisse et granuleuse, ombres et lumière de crête, poudrée, naturelle, colorée, en noir et blanc. Isabelle compare son corps à "une toile vierge". Les photos sont comme des peintures. Clichés intimes et personnels, et universels.
Pour Soeurs d'Encre by Rose tattoo, Nathalie Kaïd organise la Semaine Rose Tattoo depuis octobre 2016. Une semaine pour tatouer les femmes qui ont surmonté le cancer du sein : "Le tatouage (...) réhabilite l'image de soi et transforme le regard de l'autre, du conjoint en particulier. Cette nouvelle perception à la fois intérieure et extérieure s'avère très réparatrice. Sur le plan psychologique et esthétique. (...) Retrouver sa féminité, se réapproprier son corps, ne plus cacher sa poitrine, c'est une renaissance." Bien sûr, ce sont les femmes tatoueuses et tatouées qui en parlent le mieux, aux côtés de Céline Dupré et Jenna Boitard, respectivement cofondatrice et directrice de la Maison Rose ; Gérald Carmona et Ivan Krakowski, respectivement directeur de la communication et oncologue de l'institut Bergonié. Qu'elles aient 30, 40, 50, 70 ans, elles sont unanimes. Une renaissance après un changement.
Beau-livre qui n'occulte aucun point de vue. Quand les tatoueuses prennent à leur tour la parole, la boucle se boucle, extraordinaire écho aux propos de leurs soeurs tatouées : "Être tatoueuse m'a permis m'a permis de me dépasser personnellement", "Un art très noble", "Style, feeling, propreté", "Mixer l'art et les rapports humains".
Au lieu de l'effacer, le tatouage révèle l'identité. Le tatouage symbolise l'après. Le tatouage, c'est se projeter. En confiance. Pour terminer ce billet de blog, je vais laisser la parole à Toni-Lou, tatoueuse : " La première fois où j'ai tatoué. Mon patron se tenait derrière moi et j'étais énormément stressée ! Au contact de l'épiderme, j'ai réalisé à quel point l'aiguille s'enfonçait, je ne supportais pas l'idée de faire mal aux gens. Ça a été très dur au début ! (...) Le tatouage, c'est ma vie. J'ai fait trois fois le tour de la Terre, j'ai rencontré des gens fabuleux, et je suis toujours en admiration devant la confiance que les gens placent en moi pour un dessin indélébile. Même quand je ne parle pas leur langue, c'est fabuleux !"
C'est ce livre qui est fabuleux, empli de sororité. Parfois l'émotion est si forte que j'avais les larmes aux yeux, en fixant un tatouage, la peau signifiante. Si je n'ai décrit ou évoqué aucun des tatouages, c'est que je n'ai pas réussi. Moi, ce sont les mots. Les images, je les regarde, happée, stupéfaite, séduite, ahurie, décontenancée, admirative, époustouflée, intriguée. Si je partage cette chronique, j'avoue que j'ai eu envie de lire et relire ce livre seule et au calme, en moi-même. Ce que je vous invite à faire.
Aux éditions Véga, Trédaniel, 308 pages, 36€