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Projet artistique en cours #workinprogress

DÉVLET

Justice et réparation

Isabelle Kévorkian

 

Le projet

À lui tout seul, Dévlet Yervante Kévorkian concentre le besoin de reconnaissance, de justice et de réparation, de tout un peuple, que le reste du monde persiste à ignorer. Un peuple qui encombre pour ce qu’il est : Arménien et Chrétien. Premier royaume chrétien. Ce slogan : « Justice et Réparation », ce besoin de reconnaissance, ne devient grand public qu’en 1965, lors du réveil arménien et des premières commémorations du génocide. Dévlet Yervante Kévorkian mène combat épistolaire contre l’État. Il incarne l’allégorie de ces femmes et de ces hommes qui se battent seuls contre les institutions et la bureaucratie, celles et ceux qui hurlent en silence et dans le vide contre les injustices, et plus particulièrement les étrangers qui ont fait la France. Il est le témoin d’une époque : celle d’une France coloniale ; d’une France qui enferme et avilie ceux qui gênent, en asile, au bagne, ou dépossédés de statut ; d’une France au pouvoir discrétionnaire de la IIIe République. Témoin de son déclin, du recul de la démocratie et de la montée des extrémismes et du nationalisme. Un témoignage qui porte un étrange écho à notre époque. Dévlet signifie État : son destin était-il écrit dès sa naissance dans les plaines orageuses du Taurus ? Issu d’un peuple dont l’ennemi le plus redoutable et le moins scrupuleux a toujours été l’État, aussi loin que remontait l’Histoire. Issu d’un peuple qui n’a cessé de s’insurger contre l’impunité, l’enferment et le silence ; de lutter pour la liberté. Dévlet est-il né Titan, ou Anti-Titan ? Lui qui, à l’instar d’Albano, n’a cessé de se battre contre une constellation de titans, de taureaux d’airains. Cent ans après la première injustice et humiliation subies, l’heure de la reconnaissance, de la justice et de la réparation, est venue pour Dévlet Yervante Kévorkian.

 

L’histoire

Dévlet Yervante Kévorkian né à Zeïtoun en Asie Mineure en 1887, arrive en France en 1909 pour étudier. Élève du prestigieux collège Berbérian à Constantinople, il a obtenu une bourse gouvernementale du Patriarcat arménien de Constantinople pour poursuivre un cursus de littérature et sciences en France, à la Faculté des Sciences de Paris et à la Sorbonne. Il doit y rester deux ans. À Paris, ville-lumière, la Nouvelle Revue Française, préfigure les éditions Gallimard. Georges Méliès préside le congrès international des éditeurs de film, en compagnie de George Eastman et de Charles Pathé. La Suédoise Selma Lagerlöf est la première femme à obtenir le prix Nobel de littérature. À la Chambre des députés, le ministre des PTT Louis Barthou est en tête des refus du droit de grève aux fonctionnaires, suite à la première grève générale qui touche l’administration publique : les agents femmes et hommes des PTT se révoltent. Au même moment à près de quatre-mille kilomètres de là, l’essayiste Zabel Essayan relate au jour le jour, dans les ruines d’Adana, la volonté d’extermination d’un peuple, de son patrimoine, de sa religion et de sa culture par les nationalistes au pouvoir. Dans le golfe d’Alexandrette, au Mont Moïse, la Marine française, sous le commandement du contre-amiral Louis Pivet, porte secours aux populations arméniennes et chrétiennes, victimes d’exactions de la part des autorités administratives turques. À Paris, Dévlet Yervante Kévorkian réside à l’hôtel du Maréchal Ney, rue Saint-Jacques. En plus de sa bourse, il gagne sa vie en donnant des leçons particulières de mathématiques et de langues. Il en a l’habitude : il enseignait déjà auprès de particuliers à Constantinople. Il est par ailleurs engagé comme secrétaire général au sein de l’association Margossian, de bienfaisance arménienne, qui œuvre dans le domaine culturel. Dévlet Yervante Kévorkian est un intellectuel arménien. Grammairien, linguiste, il est aussi traducteur (Le crime de Sylvestre Bonnard, d’Anatole France ; Le coupable, de François Coppée). Il est un grand lecteur de poètes comme Théocrite, Virgile, ou de dramaturges, comme Goethe dont la pièce Torquato Tasso résonne en lui. L’histoire d’un homme face à la bureaucratie, à l’arbitraire.

De son côté, Paul Boyer, slaviste et grammairien, qui fut journaliste pour « Le Temps » en Russie, où il a étudié, artisan de l’Alliance franco-russe pilier de la Triple-Entente, est nommé par le gouvernement pour conduire la réforme de l’Instruction publique. Son entregent, sa sphère d’influence jouent dans cette décision. Il devient administrateur de l’École nationale des langues orientales vivantes, rue de Lille. Il entreprend de moderniser les études orientales. En 1911, après avoir recruté celui qui devient son protégé, Jean Deny -élevé au bord de la Mer noire et brillant orientaliste- à la Chaire de turc, il expose son convaincant projet de réforme.

 

En 1915, constatant la vacance du poste (Jean Deny est détaché en Orient) et le recrutement en cours, Dévlet Yervante Kévorkian postule et devient répétiteur de turc à l’Institut national des langues orientales vivantes, recruté par l’éminent et très influent russophile Paul Boyer. Il accepte par ailleurs de traduire bénévolement des documents confidentiels et stratégiques en arménien et en turc, pour les ministères de la Guerre et des Affaires étrangères, par l’intermédiaire de Paul Boyer. Cette même année, les soldats arméniens de l’Empire ottoman sont exécutés. Les intellectuels arméniens sont arrêtés à Constantinople, dans la nuit du 24 avril. Bientôt la population arménienne est massacrée, pillée et déportée vers le désert de Deir-er-Zor en Syrie, loin des théâtres militaires. Zeïtoun est l’une des premières villes de ces répressions sanglantes, sur l’axe de la ligne de chemin de fer du Bagdadbahn, au cœur des monts Taurus. Le génocide des Arméniens, premier génocide du XXe siècle, a commencé. Quatre mille Arméniens, réfugiés au Musa Dagh, ou Mont Moïse, d’où est originaire Dévlet Yervante Kévorkian, sont sauvés une fois encore par la flotte française, sous les ordres de l’amiral Gabriel Darrieus et du vice-amiral Louis Dartige du Fournet. Ils sont conduits à Port-Saïd en Égypte. Certains se portent volontaires pour la Légion d’Orient.

En 1917, Paul Boyer, lobbyiste habile, devient membre de la commission créée par Franklin Bouillon. L’une des missions du ministre d’État et diplomate l’amène à rencontrer Mustafa Kemal à Istanbul, avec lequel il signe l’ « Accord Franklin-Bouillon » ou « Accord d’Angora » en 1921, avec pour conséquences la reconnaissance par la France de l’État Turc, la montée du nationalisme et la propagande kémaliste, et l’évacuation des Arméniens de Cilicie.

Dans ces conditions, en 1922 la situation entre Paul Boyer et Dévlet Yervante Kévorkian est devenue compliquée. Le contexte géopolitique a changé. Paul Boyer, cédant à ses ambitions politiques et diplomatiques, tente de remplacer Dévlet Yervante Kévorkian par un Turc, à l’École nationales des langues orientales vivantes. Dévlet Yervante est licencié pour de sombres motifs en cours d’année. Ce faisant, il voit son salaire amputé de six mois. Il s’insurge auprès de Paul Boyer qui lui rétorque : « Je suis sûr que vous auriez accepté de travailler, si je vous avais demandé, à des conditions moins avantageuses que vos collègues. » Dévlet Yervante dénonce aussitôt cette situation arbitraire, injuste, sans fondement et humiliante. Les démarches qu’il entreprend auprès de ministres et de la Chambre des députés portent ses fruits. Le soutien de Léon Bérard, ministre de la Justice, lui permet de conserver son poste, quoique amputé d’une partie de ses appointements. Mais l’homme, pacifiste, est fragilisé. Il se sent menacé, persécuté, lui qui n’aspire qu’à enseigner. C’est ainsi qu’il commence à se méfier de voisins, en particulier un professeur d’Henri IV qui loge, comme lui, à l’Hôtel du Maréchal Ney. De banales conversations l’inquiètent et de menus détails quotidiens prennent des proportions préoccupantes, comme par exemple le pain que la bonne oublie, à trois reprises, lorsqu’elle lui dépose son plateau-déjeuner dans sa chambre d’hôtel, l’obligeant à redescendre à la boulangerie, où il croise une femme louche qui semble l’épier. Lorsqu’il se rend à la bibliothèque Sainte-Geneviève, il vit des séquences qui le rendent suspicieux. Comme ce livre introuvable, qu’il sollicite justement, à plusieurs reprises, que la bibliothèque semble avoir égaré. Ou cet autre lecteur qui aurait perdu son numéro justement à la place de Dévlet Yervante Kévorkian.

S’il consigne tout, cela ne l’empêche pas de poursuivre ses activités avec zèle et loyauté, et d’établir un dossier de naturalisation. Il reçoit de nombreux courriers qui vantent ses mérites et appuient sa demande, notamment de l’École des langues O’, d’associations et d’institutions arméniennes. Mais aussi de ministères, notamment pour les traductions qu’il a réalisées en temps de guerre. En 1927, il est naturalisé français et finalement, tout a l’air de sourire à cet homme. Il est devenu un citoyen français, adopté par ce pays des Lumières.

Mais en 1930, tout s’effondre.

Une après-midi, Dévlet Yervante Kévorkian se rend à l’une des fameuses et très prisées réceptions de thé de Paul Boyer, dans ses appartements privés où toute la communauté institutionnelle et culturelle de Paris et d’ailleurs se retrouve. Beaucoup d’artistes russes sont présents. Ce jour-là, le Docteur de Clérambault s’entretient longuement avec Dévlet Yervante Kévorkian, sur un ton que ce dernier juge suspect. Le Docteur de Clérambault semble connaître bien des choses sur lui, qu’il rencontre pour la première fois. Un matin, l’un de ses élèves arrive en cours avec un révolver dans sa sacoche. Élève dissipé, c’est l’épisode de trop. Dévlet Yervante Kévorkian le somme de quitter son cours et sollicite un rendez-vous avec Paul Boyer, qu’il n’obtient pas. L’élève demeure silencieux plusieurs jours, jusqu’à informer au moyen d’une lettre adressée à Dévlet Yervante et déposée dans son casier, de son retour en classe dès le lendemain matin. Cette situation est intolérable pour Dévlet Yervante, qui se rend à nouveau dans le bureau de Paul Boyer. Le secrétaire, Léon Beaulieux, l’y introduit cette fois-ci. Entre les deux hommes le ton monte et un geste maladroit de Dévlet Yervante Kévorkian crée L’Incident. Une discussion houleuse entre les deux hommes s’ouvre. Kévorkian s’insurge face aux injustices qu’il constate et liste sans diplomatie. La vérité la plus sincère, matinée d’une émotion difficile à contrôler provoque Paul Boyer, qui émet des paroles blessantes sur les Arméniens. Cette attitude révolte Dévlet Yervante, trop sensible et déjà en pleurs : « Pourquoi, pourquoi me faites-vous toutes ces misères, vous allez me faire mourir ! ». Boyer lui répond : « C’est votre affaire de mourir ». Dévlet Yervante agite sa canne dans une impulsion. Laquelle se brise sur le linteau de la cheminée. Le morceau restant, qu’il tient en main, touche au front Paul Boyer. Un geste maladroit. Quelques gouttelettes de sang s’écoulent. C’est anecdotique mais il n’en faut pas davantage pour que l’administrateur alarme le personnel de l’école et la police, criant à la folie de ce professeur qui ne sait pas se maîtriser.

Le 30 avril 1930, Dévlet Yervante Kévorkian se retrouve interné en asile d’aliénés par le Docteur de Clérambault, qui dirige le dépôt de Sainte-Anne. Alors qu’il examine Dévlet Yervante à la Conciergerie, il reçoit un mystérieux courrier de Paul Boyer. Pendant ce temps à l’école, le secrétaire Léon Beaulieux fait tout pour minimiser les faits auprès de la presse. Interné pour folie lucide, Dévlet Yervante Kévorkian va rester en asiles d’aliénés pendant quatre ans : Sainte-Anne, Ville-Évrard, Saint-Pierre à Marseille. Il est suivi (plutôt que soigné) par les docteurs aliénistes Simon, Rodiet et Wahl en particulier. Il reçoit beaucoup de visites, surtout de compatriotes. Par exemple Pastakian, qui vient le solliciter pour que Dévlet Yervante lui cède sa riche et copieuse bibliothèque, alors qu’il est en train de conclure un accord opaque pour constituer un fonds bibliothécaire arménologique à l’École des langues O’, avec Paul Boyer et Jean Deny. D’autres compatriotes invitent Dévlet à réfléchir à la proposition de la Préfecture de la Seine, d’accepter d’être libéré pourvu qu’il quitte Paris, voire la France et même, qu’il retourne en Arménie ou qu’il parte en Syrie. Une de ses élèves, une Polonaise, vient lui rendre visite. Un moment sincère. Elle lui offre de lui trouver un poste en Pologne, s’il accepte de quitter la France qui, selon elle, ne mérite pas le talent de ce professeur qu’elle estime tant. Entre eux, une intimité semble poindre. Dévlet Kévorkian refuse sa proposition : la France est son pays, lui son enfant adoptif. Il ne se soumettra pas. Dévlet Yervante, beaucoup plus soucieux de sa liberté, convoque un jeune neveu de Zeitoun comme lui, Kevorke Baronian, pour l’aider dans ses démarches de libération. C’est lui qui l’a fait venir en France en 1923. Le neveu effectue des traductions pour le commissariat de Vanves et habite chez un oncle à Issy-les-Moulineaux, Garabed Bozolian, maçon. Dévlet le mandate pour se rendre auprès de préfets et de députés afin de plaider sa cause, au moyen de lettres qu’il rédige, affirmant qu’il est interné de manière arbitraire. Ces démarches ne mènent à rien : il demeure interné et surveillé étroitement.

En 1932, un certificat médical conclu à l’internement de longue durée de Dévlet Yervante Kévorkian. Dans ces circonstances, l’administration des asiles d’aliénés décide de la vente aux enchères de ses biens. La recette sera versée au compte-patrimoine du malade interné. Une ordonnance du tribunal civil permet à Maître Couturier, Commissaire-priseur, d’effectuer la vente. Dévlet Yervante Kévorkian apprend au même moment que son neveu a tué son vieil oncle à coups de hachette, après une énième dispute entre les deux hommes, l’ancien reprochant au jeune homme son indolence, son manque de motivation et d’ambition, et de vivre à ses crochets. Le commissaire de Vanves est dépêché sur les lieux. Le neveu a dérobé toutes ses économies à l’oncle, en a dépensé une partie en habits et restaurants, avant de se rendre aux courses, où il perd tout. Alors qu’il joue son destin à pile ou face, avec la dernière pièce, rester ou partir à l’étranger, dans la Légion étrangère, il se fait arrêter dans un train. Jugé pour assassinat, le neveu est condamné par la Cour d’Assises aux travaux forcés à perpétuité au bagne de Saint-Laurent-Maroni à Cayenne. Il part en décembre 1933 en Guyane. Or, c’est chez le vieil oncle que la bibliothèque de Dévlet Yervante Kévorkian a été entreposée. Les biens de Dévlet Yervante ont été répartis par l’administration des asiles d’aliénés, chez l’oncle et au garde-meuble de l’asile, avant la vente aux enchères. Cette bibliothèque est celle d’un intellectuel, grammairien, qui parle plusieurs langues : turc, arménien, français, sanskrit, italien, allemand, georgien, persan. Elle contient des livres rares, des grammaires, des ouvrages de linguistique, une imprimerie, beaucoup de manuscrits et d’autres documents, comme les traductions que Dévlet a effectuées pendant la Guerre, ou une étude que Paul Boyer lui avait demandée de rédiger sur la Turquie pendant la Guerre. Paul Boyer d’ailleurs, sollicite le commissaire en charge de l’enquête pour qu’il lui soit permis de récupérer des livres et manuscrits de grande valeur, dont il prétend que Dévlet Yervante les aurait dérobés à l’École.

La situation de Dévlet Yervante Kévorkian empire. Il est soumis en asile, à des traitements inhumains, le « Grand Traitement ». Des tortures réalisées par « trois ouvriers arméniens » de Zeitoun qui lui font un « cinéma ». Il est soumis aux ondes électriques, à des tortures physiques, à des masturbations indécentes. Ces ouvriers, grossiers et sans pitié, auraient même réussi à embrigader le neveu, certainement pas violent mais faible. C’est cela qui l’aurait conduit à commettre le meurtre, selon Dévlet. Une fois libéré, ces ouvriers continueront d’humilier et de torturer Dévlet Yervante, jusque dans sa chambre d’hôtel, le jour et la nuit. Il subit d’autres humiliations ou épisodes suspects, comme ce jour où il croit qu’un malade tente de l’empoisonner. Ou lorsqu’il évoque des conciliabules de malades à son égard ; lorsqu’il lit des manchettes de journaux dont le propos semble lui être adressés directement. Il recoupe les faits, par exemple le commissaire Guillaume, en charge de la question des aliénés qui l’aurait traqué autrefois dans un restaurant, ou des indices qu’il connaîtrait concernant le meurtre de Paul Doumer assassiné par Paul Gorgulov, qu’il croit avoir reconnu sous les traits de la mystérieuse femme qui l’attendait à la boulangerie quand son pain manquait. Il étaye ses élucubrations, et demeure calme et posé, toujours factuel. Lucide et faisant preuve d’une mémoire qui jamais ne vacille. On peut cependant y percevoir une faille (voire une paranoïa) qu’un internement de longue durée a révélée. « Ce sont des opérations inavouables de la part des médecins qui, sans faire aucun bien aux malades, le plus souvent rendent fous ceux qui ne le sont pas. » explique Dévlet Yervante : « Vous savez que dans l’asile, les médecins ont fait sur moi des opérations inavouables et cruelles qui auraient pu me rendre fou artificiellement ».

En 1933, il est transféré à l’asile de Marseille où le Docteur Wahl finit par constater que Dévlet Yervante Kévorkian n’est pas le fou lucide et dangereux, suicidaire, que les dossiers administratifs décrivent. Il décide de le remettre en liberté tout en le prévenant que la Préfecture de la Seine mettra tout en œuvre pour qu’il quitte Paris, même la France, s’il rejoint la capitale. Bien qu’interdit de revenir à Paris et sous surveillance officielle par la police et la Préfecture de Paris, mais aussi officieusement par Paul Boyer et son secrétaire, à l’école, ainsi que par la fille de celui-ci, Dévlet Yervante Kévorkian décide de rejoindre la chambre qu’il occupait avant son internement, depuis son installation dans la capitale, dans cet hôtel de la rue Saint-Jacques.

En 1934, Dévlet Yervante Kévorkian est désormais dépossédé de tout : emplois, biens, finances, parents, santé. De tout, sauf de son écriture et de son esprit vaillant. Dès lors, Dévlet Kévorkian ne cesse plus d’écrire aux autorités et aux médias, pour obtenir justice et réparation sociale, sociétale, morale et financière, dénonçant son internement arbitraire et ses conséquences : « Voilà, Monsieur le Directeur, mon histoire lamentable. Je fus torturé, pillé, volé. J’ai perdu emplois, biens, situation sociale, parents, amis, santé, avenir. (…) et j’ai toujours la police sur le dos par-dessus le marché. J’ai mérité tout cela pour avoir servi honnêtement la France pendant 16 ans ». Il écrit et réécrit son histoire à quiconque susceptible de l’écouter, dénonçant la bureaucratie française, les accommodements institutionnels et administratifs au service des intérêts particuliers, les pratiques douteuses et inhumaines des asiles d’aliénés (« Les médecins aliénistes firent le reste pour me rendre fou artificiellement »), à force de tortures et de manipulations en tous genres (« d’innombrables expériences sur tous mes sens (…) comme sur des cobayes »). Ne cesser d’écrire, même quand il sera dénaturalisé, pour dénoncer son statut d’apatride, lui qui a construit sa carrière au sein de l’Administration française et de la fonction publique, lui qui a servi son pays avec soumission et honnêteté, depuis l’âge de vingt-trois ans. Loin de changer, son discours se précise, année après année. Son style n’est jamais vulgaire ou arrogant, mais factuel et sincère, quoique déterminé et insistant. Il demande même à être jugé par un tribunal et des avocats allemands, se référant à un discours du Führer.

« C’est que, la situation dans laquelle je me débats est unique dans l’histoire humaine ».

Ses lettres s’apparentent parfois à de véritables thèses, voire des dossiers sociologiques de 60 ou 90 pages. Il n’hésite pas à porter un regard aiguisé et anthropologique sur les différents sujets qu’il soutient avec acuité. Il conçoit tout, à l’aune de son chemin personnel, tantôt partant de ce qu’il a vécu pour aborder un thème qu’il rend universel, tantôt resserrant un débat sociétal jusqu’à l’intime, son intime tragique et misérable (la psychiatrie, les grandes administrations, la théorie de l’argent et du travail, les qualités du pays -la France et le revers de la médaille, les droits des citoyens, la presse, les étrangers, la propagande, le bagne, les courses, le colonialisme, le peuple Arménien et la question Arménienne, les Turcs, les grands États entre eux, les étrangers). Autant de démarches qui n’aboutissent à rien, sinon à sa survie et au maintien de ses capacités intellectuelles. C’est au silence, qu’il s’adresse. Un silence assourdissant. Face auquel, l’écrit semble être devenu sa seule source de résistance et de résilience.

En 1940, il est convoqué à la Préfecture de Police de Paris, ainsi que la concierge de l’hôtel, Madame Lebeau, pour un rapport, sur la base duquel il s’agira pour les autorités, de décider d’un nouvel internement ou de le laisser libre. Jugé non fou, il demeure en liberté, quoique traqué. Il n’a plus d’emploi, ses lettres indisposent au plus haut sommet de l’État, il touche le chômage, sa situation se délite. Le patron de l’hôtel a quitté les lieux depuis longtemps, laissant l’hôtel désaffecté. Dévlet y vit désormais sans électricité, ni chauffage, ni commodités. Seule la concierge continue de le soutenir.

En 1941, il fait partie des 15.154 français dénaturalisés de Vichy, par décret. Sans statut, il n’a plus droit au chômage, a rendu ses papiers d’identité. Cette nouvelle décision injustifiée, qui ne peut être qu’une erreur, ne fait que renforcer ses démarches épistolaires, auprès du Gouverneur militaire et de la Préfecture. Toujours en vain.

En 1942, Archag Tchobanian, poète émérite et respecté, président du Comité central des réfugiés Arméniens et membre de la Société des Gens de Lettres, se préoccupe du sort de Dévlet Yervante Kévorkian. Quelques compatriotes également, organisent une cagnotte pour lui porter secours. Malgré ces démarches, Dévlet Yervante Kévorkian faiblit, seul face au silence bureaucratique et à l’injustice administrative. Par l’intermédiaire de l’Armée du Salut et du brigadier Péan, il essaie de renouer contact en Guyane, avec son neveu, dont il apprend qu’il cherche à obtenir une concession de tailleur. Son neveu est passé de la troisième à la première classe de transportation, et sa peine ne cesse d’être diminuée : 15 ans, 9 ans.

En 1943, Dévlet Yervante Kévorkian est hospitalisé à l’hôpital Cochin à plusieurs reprises. Sa santé défaille. Il finit par devenir hémiplégique, paralysé du côté droit. En 1940, il écrivait : « Si on ne veut plus cesser ces opérations, c’est que ou bien je pourrais tout de suite, ou bien je resterais aveugle et paralytique, car ma vie est intimement liée avec celle des ouvriers, certainement plus horrible que la vie des frères siamois, ceux-ci ayant du moins, leurs cerveaux séparés. » Cela ne l’empêche pas de poursuivre sa quête épistolaire de justice et de réparation, de la main gauche. Un chat errant vient lui tenir compagnie, alors qu’il se lance dans l’écriture de trois tomes d’un ouvrage sur sa ville natale : Zeïtoun, qu’il entend auto publier et distribuer. Il peut compter sur le soutien du poète Archag Tchobanian, qui lui permet de rencontrer l’imprimeur Der Agopian. Il compte aussi sur l’aide de la concierge, lorsque ses livres sont publiés, qui l’aide à ranger son palier et ses cartons, et s’occupe des livraisons avec le facteur. Ses livres se vendent à la diaspora arménienne d’ici et d’ailleurs. Il reçoit des témoignages de respect, de sympathie et des remerciements.

Vers la fin de sa vie, lors d’une visite du fidèle Archag Tchobanian, avec lequel il discute de Zeitoun, l’homme de lettres s’interroge sur le silence de Dévlet Yervante, qui n’a jamais évoqué le génocide des Arméniens, ni Zeitoun, ni sa famille. On ne sait rien du passé de cet homme, rien de ses émotions. On ne sait pas davantage de ce « Grand Traitement » subi en asile d’aliénés. On devine, peut-être. On lit entre les lignes resserrées d’une écriture fière et lisible, dans ses cahiers d’écoliers 100 pages. Dévlet Yervante se livre de manière inattendue. Il revient sur les épisodes : il devenait gênant pour Paul Boyer. Il commençait à en savoir trop sur l’homme et ses projets politiques. C’est pour cela que Boyer l’a licencié en 1922 pour recruter un Turc à sa place. Son avenir en France devenait alors compromis. En réalité, cela remonte plus tôt. Dès 1915. Dès son recrutement à l’École des langues O’ dans un pays où le nationalisme grondait, tandis que dans un autre pays, l’Anatolie, l’extermination de tout un peuple s’orchestrait dans le silence des nations.  Dévlet Yervante Kévorkian n’ignorait rien de ce qui se tramait. Il était même aux premières loges. Il comprenait que bientôt, ni l’Arménie, ni la France, ne seraient des pays où il lui serait possible de vivre. Archag Tchobanian se montre intrigué par ces propos, lui qui a joué un rôle important parmi les Grandes Puissances, au service des Arméniens de l’Empire ottoman pendant la guerre. C’est alors que Dévlet Yervante raconte un peu de sa famille, de l’amour, des femmes, de Zeitoun, d’autrefois. Autrefois, Archag Tchobanian l’a bien connu : il a traduit les écrits de l’écrivain insurgé Aghassi, sur Zeytoun. Dévlet Yervante Kévorkian poursuit : à peine recruté à l’École des langues O’, il avait accepté de traduire des documents officiels et confidentiels. Des documents de guerre qui n’occultaient rien de ce qui se passait en Asie mineure, en Cilicie. Sans s’en apercevoir, il s’était mis à traduire les pillages, les déportations, les marches forcées, le sang versé, les viols, les éventrations, les pendaisons, les tortures, l’enjeu de la question arménienne, encombrante, pour les Alliés. Il traduisait le sort que subissaient sa propre famille, ses frères, ses sœurs, ses parents, ses amis, sa fiancée. Il traduisait les exactions de trois soldats turcs, à Zeytoun, envers sa fiancée et sa mère ; envers ses frères et son père ; envers la famille de son oncle et de son neveu. Il traduisait tout du programme génocidaire qui s’exerçait, selon des plans parfaitement élaborés par Ismail Enver, Ahmed Djemal et le grand vizir Mehmet Talaat, les trois pachas du triumvirat à la tête de l’Empire ottoman.

En 1946, la rue Saint-Jacques est divisée en deux sections : au nord de l’avenue de l’Observatoire, elle devient rue Henri Barbusse ; au sud de l’avenue, elle devient avenue Denfert-Rochereau. Dévlet Yervante Kévorkian aura passé toute son existence en France dans cette rue, à l’hôtel du Maréchal Ney, dans une chambre misérable. Une chambre où il a vécu « L’Enfer », comme dans le livre éponyme d’Henri Barbusse. 

Peu de temps après ces confessions, Dévlet Yervante Kévorkian meurt seul, un matin d’hiver 1949, dans cette chambre d’hôtel du Maréchal Ney. Il fut enterré dans le carré des indigents du cimetière de Thiais.

En 1957, son neveu est réhabilité par décision du tribunal.  En 1960, il meurt, seul, en Guyane. Il n’aura pas réussi à obtenir sa concession de tailleur.

En 1963, le corps de Dévlet Yervante Kévorkian est exhumé pour être inhumé dans le caveau des intellectuels arméniens, à Bagneux, par l’UGAB, l’Association Générale Arménienne de Bienfaisance. Une cérémonie a lieu à l’Église apostolique arménienne Saint-Jean-Baptise, rue Jean Goujon à Paris, où sont archivés les livres écrits par Dévlet Yervante Kévorkian.

 

Derrière l’histoire

En 1998, quand j’intègre le groupe La Poste, messager de l’écrit épistolaire, comme dircom’ (pour 16 ans), papa part à la retraite, après sa carrière d’ingénieur dans les sous-marins (DCN), au service du ministère de la Défense. Il se met à écrire son premier livre : « Accidents de sous-marins français, 1945-1983 » (Marine Éditions, 2005). Lors de son écriture, il découvre une archive qui l’intrigue. Point de départ d’une enquête au terme de laquelle il écrit son deuxième livre : « La flotte française au secours des Arméniens, 1909 à 1915 ». Dans ce livre (Marine Éditions, 2008), il revient sur les sauvetages d’Arméniens au Mont Moïse par la Marine française.

Mon premier roman est publié en 2008. Nous dédicaçons ensemble, papa et moi. Je lis ses livres bien sûr, mais je ne me sens pas concernée. Ni par les sous-marins, ni par cette arménité qui semble lui être tombée dessus tout à coup, par le prisme de l’écriture, et qui m’est indifférente ou plutôt, encombrante. Mon premier roman donne lieu à des retrouvailles de collège et me ramènent à un fait de société. Trente ans plus tôt, j’étais victime collatérale d’un infanticide qui revient me hanter. Je me mets à enquêter. Mon deuxième roman est publié en 2013 : l’histoire de ce massacre et de l’enquête. Des documents que je consulte au Service de la Mémoire et des Archives de la Préfecture de Police de Paris, un document mal rangé m’interpelle. Le rapport de police de Dévlet Yervante Kévorkian, en 1940 (cf annexe). Dix ans plus tard, j’ai reconstitué l’itinéraire complet de cet homme, Dévlet Yervante Kévorkian, un homonyme, né au cœur des monts Taurus, à Zeytoun en 1887. J’ai eu accès à ses 37 carnets dans lesquels il répertorie de manière manuscrite 1.500 lettres écrites et reçues, entre 1934 et 1949. Il y dénonce son internement arbitraire, après avoir fait carrière au sein du ministère de l’Instruction publique, et réclame justice et réparation.

Aux Archives nationales, je peux consulter le dossier de dénaturalisation de cet homme et donc, son dossier de naturalisation, comme l’explique Claire Zalc, directrice de recherches à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (CNRS-ENS), dans « Dénaturalisés, les retraits de nationalité sous Vichy » (Le Seuil, 2016, collection Univers Historique). Cela me conduit à trouver, sans les avoir cherchés, les dossiers de naturalisation de mes grands-parents arméniens, dont j’ignorais tout. Que je transmets aussitôt à papa, lui qui a écrit son deuxième livre en pensant « À mes grands-parents, qui ont combattu avec leurs moyens, qui ont fui la terreur quand il était encore temps », alors qu’il ne savait rien de leur trajectoire. J’apprends entre autres choses que papy, le père de papa, était chef de l’une des gares du Bagdadbahn, sur les rives de la mer Marmara, avant son arrivée définitive en France.

Mehmet Talaat Pacha, l’un des trois instigateurs du génocide des Arméniens a d’abord été facteur puis directeur de La Poste de Salonique avant de devenir ministre des PTT et de l’Intérieur. Ahmed Djemal Pacha a été ministre de la Marine. Ismail Enver Pacha, ministre de la Guerre. Des photographies le montrent altier, visitant le chantier du Bagdadbahn et l’achèvement des tunnels du Taurus.

***

Après m’être renseignée sur la IIIe République et « La France aux Français », en lisant Claire Zalc, qui explique : « Dénaturaliser, c’est mettre à l’épreuve ce lien entre l’individu et l’État. (…) puisque les traces des dénaturalisations figurent dans les dossiers constitués au cours des opérations de naturalisation », j’ai poursuivi cette exigence de contextualisation, afin de structurer l’écriture de ce livre que je décide de consacrer à Dévlet Yervante Kévorkian. D’un point de vue historique, je me suis appuyée sur deux livres de papa : « La flotte française au secours des Arméniens, 1909 à 1915 » (Marine Éditions, 2008) et « La France chassée de l’Empire ottoman : une guerre oubliée, 1918-1923 » (L’Harmattan, 2014), et sur l’un de ceux écrits par Raymond H. Kévorkian, qui a épousé la cousine de papa, Élisabeth : « Le Génocide des Arméniens » (Odile Jacob, 2006). D’un point de vue sociétal, je me suis consacrée à Erving Goffman : « Asiles » (Éditions de Minuit), à André Roumieux, qui fut infirmier à Ville-Évrard : « Je travaille à l’asile d’aliénés » (Ivrea), « Ville-Evrard, murs, destins et histoire d’un hôpital psychiatrique » (L’Harmattan), « Antonin Artaud et l’asile » (Séguier, avec Laurent Danchi) ; et à Albert Londres (Œuvres complètes, préface de Pierre Assouline, Arléa). Enfin, d’un point de vue romanesque : « Les 40 jours de Musa Dagh », de Franz Werfel (Albin Michel, 1936) et « Le Fou », de Raffi (Bleu Auteur).

Pour comprendre Dévlet Yervante Kévorkian, j’ai lu ses auteurs. Ceux qu’il a traduits : Anatole France et François Copée. Ceux qui lui correspondent. Les auteurs romanesques Jean Paul, « Titan I » (Hachette-BNF) ; Fénelon, « Télémaque » ; Henri Barbusse , « L’Enfer »  (Fougue) ; Pierre Benoit, son auteur de prédilection, « Erromango » (La petite Vermillon). Les poètes (Théocrite, Virgile) et les dramaturges Prosper Mérimée (Mateo Falcone), Tolstoï (Contes et fables), Molière (Sganarelle). Dans cette même logique, pour apprécier d’où il vient, j’ai lu les traductions d’Archag Tchobanian : « Zeïtoun, depuis les origines jusqu’à l’insurrection de 1895 » par Aghassi (Mercure de France) et « L’Assassinat du Père Salvatore par les soldats turcs », témoignage de Aghassi (Mercure de France). Ce qui m’a permis de faire de Archag Tchobanian un personne clé des révélations finales. Il m’a fallu aussi appréhender Paul Boyer : « La France et les français en Russie ; Paul Boyer, ses liens avec la Russie et les enjeux politiques de la réforme de l’École des langues orientales dans les années 1910 » sous la direction d’Armelle Le Goff, avec Annie Charon et Bruno Delmas (École nationale des chartes, 2011) ; L’institut Lazareff des langues Orientales, Édouard Dulaurier (A. Franck Éditeur).

C’est à la bibliothèque arménienne Nubar, square Alboni à Paris, siège de l’UGAB France, l’Union Générale Arménienne de Bienfaisance, que j’accède aux carnets de Dévlet Yervante Kévorkian. Le lieu est aujourd’hui dirigé par Boris Adjemian ; autrefois il l’était par Raymond H. Kévorkian. Plus tard, lors d’une discussion à bâtons rompus, Raymond me parle d’un jeune historien, Emmanuel Szurek, orientaliste, qui a travaillé sur les réformes de la langue dans la Turquie nationaliste. Pour ses recherches Emmanuel Szurek a pu obtenir les archives personnelles de Jean Deny, qui a succédé à Paul Boyer comme administrateur, à l’École nationale des Langues orientales vivantes. Il a notamment dirigé la publication d’un ouvrage précieux pour mon histoire : « Turcs et Français, une histoire culturelle, 1860-1960 » (Presses Universitaires de Rennes, avec le soutien de l’Institut français d’études anatoliennes et de l’EHESS, Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques, 2014). Ce n’est qu’un aperçu d’une bibliographie qui se ramifie au fur et à mesure des lectures et des discussions. J’ai comme l’impression qu’il m’a suffi de me rendre disponible à ces hasards et coïncidences, et à ce patronyme, Kévorkian, moi qui n’ai pas construit de famille et qui n’ai pas d’héritage plus éloquent que ce nom, pour me lancer dans ce projet littéraire.

Kévorkian signifie « le fils de », et aussi « Georges ».

Un nom pour une écriture filiale, patrimoniale, au service d’une ambition : la justice et la réparation, la reconnaissance. Au service d’une arménité qu’il ne semble pas possible de conquérir autrement que dans le silence et la solitude de l’écriture. Au service de la reconstitution d’une mosaïque familiale fragmentée.

 

Annexe

Le 22 octobre 1940

Rapport 15.225

21.octobre 1940

n°27.4.370

Direction de l’Administration Générale, 2ème sous-division, 1er bureau

Minute dépouillée par M. Rohart

Pièces parvenues le 22 octobre 1940 aux archives centrales

Attestation de l’état mental de Monsieur Kévorkian Devlet Yervant

Monsieur Kévorkian Devlet Yervant, né le 10 janvier 1886 à Zeitoun, Turquie, de Kevork Kévorkian et de Vartoni Arikian, décédés, est célibataire.

D’origine Turque, il a été naturalisé français par décret ministériel en date du 15 novembre 1927 (rapport n° 28154X27).

Depuis de nombreuses années, il loge à l’hôtel Maréchal Ney, 49 rue Denfert Rochereau, où il occupe seul une chambre d’un loyer mensuel de 100 francs, non acquitté. Ex-répétiteur à l’École Nationale des Langues Orientales, 2 rue de Lille, il est inscrit au fonds de chômage du Vème arrondissement sous le n°87336.

Kévorkian a été interné d’office dans les hôpitaux psychiatriques de la Seine entre le 2 mai 1930 et le 5 mai 1933, puis transféré à l’asile Saint-Pierre de Marseille jusqu’au 25 novembre 1933. Il n’est pas noté aux sommiers judiciaires.

Entendus sur l’état mental de Kévorkian, les personnes ci-après ont déclaré :

Madame Lebeau, concierge, 51, rue Denfert Rochereau

« Depuis la mort de Monsieur Gillet, propriétaire de l’hôtel Maréchal Ney, cet établissement est fermé et seul Kévorkian y habite, sans eau, sans lumière ni chauffage.

Chargée de la garde de l’immeuble, j’ai souvent eu l’occasion de m’entretenir avec Kévorkian et, en dehors de certaines réclamations verbales de sa part concernant l’eau et l’éclairage dont il est privé, je n’ai pas remarqué qu’il soit atteint de troubles mentaux. Il s’obstine simplement à ne pas vouloir quitter la chambre qu’il occupe, mais cela paraît normal du fait que, chômeur, il n’est pas certain de pouvoir en louer une autre ailleurs.

Je n’ai aucune raison de le considérer comme dangereux »

Kévorkian Devlet

« Récemment, j’ai écrit au Préfet de Police ainsi qu’aux autorités compétentes, non pas dans le but d’ennuyer ces personnalités, ni par manie épistolaire, mais dans le but d’obtenir une suite favorable à mon cas ou une réponse quelconque. J’ai été interné par ignorance de la part de mon supérieur alors que j’étais répétiteur à l’École des Langues Orientales. Je n’ai gardé aucune rancune contre cette personne, j’en ai d’ailleurs donné la preuve depuis, en m’entretenant correctement avec le supérieur en question, Monsieur Paul Boyer, et en acceptant avec résignation de mener une vie misérable car la mesure d’internement dont j’ai été l’objet m’a causé un préjudice indéniable. D’abord je n’ai pas retrouvé mon emploi, puis j’ai souffert moralement et physiquement ; ensuite j’ai subi un préjudice matériel important car à ma sortie de l’asile, je n’ai rien retrouvé de ma bibliothèque. Celle-ci était constituée par des livres rares qui ont été vendus alors que j’étais interné. J’ignore par quel ordre et pour le compte de qui cette vente a été effectuée. Depuis j’ai essayé légalement d’attirer l’attention de la justice sur ce point, non par mégalomanie, comme il semble que l’on puisse le croire, mais dans un esprit de réparation. Jusqu’ici, toutes mes plaintes ou demandes sont demeurées sans effet. S’il ne semble pas possible à un fonctionnaire de me donner gain de cause, ce que je conçois fort bien d’ailleurs, que l’on m’autorise à recourir à la justice, à l’appui de l’assistance judiciaire, ou bien encore, que l’on me dise une fois pour toutes et par écrit, si je dois perdre tout espoir d’obtenir une suite favorable à ma requête. J’ajoute que cette fin de non-recevoir devra être basée sur un texte de loi, sinon je n’en reconnaitrai pas la validité. Tant que l’une de ces conditions ne sera pas remplie, je continuerai à écrire, d’une façon correcte et déférente, comme je l’ai toujours fait et si l’on considère que cette façon d’agir ne peut être que celle d’un déséquilibré, qu’on me conduise à nouveau à l’asile, puisqu’il semble qu’une personne ayant déjà été internée ne puisse plus être considérée comme normale, même si elle n’a jamais cessé de l’être ».

***

À ce jour, ce projet, dans sa forme littéraire, a fait partie de la première sélection de la bourse Sarane Alexandrian, par la Société Des Gens de Lettres. La SGDL encourage la création contemporaine en décernant chaque année une bourse d'écriture pour un projet de création, grâce au legs de Sarane Alexandrian. Sarane Alexandrian, écrivain, essayiste, critique d'art et fondateur de la revue néo-surréaliste Supérieur Inconnu, a souhaité que son legs serve à encourager la création littéraire (roman, nouvelles, récit, journal, essai, monographie, autobiographie ou livre d’art…). 

 

 

Devlet, Justice et Réparation

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