Monsieur Aznavour, biopic, musical-drame, de Grand Corps Malade et Mehdi Idir (2h14)
Cher Monsieur Aznavour,
quelle déception.
J’aurais tant aimé aimer ce film et même davantage.
D’origine arménienne, il m’était impossible de faire l’économie de cette séance de cinéma : Monsieur Aznavour, vous le valez bien. J’espérais découvrir une success-story flamboyante, à votre image : Aznavour pétri de panache, performeur et séducteur d’un public toujours plus large. Hélas, rien dans ce lent, long et lénifiant métrage ne m’a conquise.
Cette impression qu’il s’agissait de la fiche Wikipedia traduite sur grand écran, du jour de sa naissance au jour de sa mort, d’un homme et musicien quelconque, d’origine étrangère. Une vie de 94 ans déroulée de manière chronologique, sans émotion passion énergie, sans parti-pris, sans âme, malgré l’interprétation de Tahir Rahim qui a effectué un travail appliqué pour tenir ce rôle. Lui-même à vrai dire, ne m’a pas paru convaincu. Je l’ai senti à la peine, exagérant gestuelle, phrasé, regard. Rien de naturel, un ensemble besogneux. Ou évanescent. Au fond, je trouve que ce film vous dessert, cher Charles Aznavour, autant que votre interprète, l’immense et si discret Tahir Rahim. C’est comme si vous lui étiez demeuré inaccessible. Peut-être est-ce cela : Charles Aznavour, citadelle imprenable.
Je n’ai pas apprécié ce portrait peu flatteur, presque grotesque de vous, qui apparaissez opportuniste, déloyal, défaitiste, individualiste, misogyne, manipulateur, égoïste, egocentré, déshumanisé, vénal et coureur de jupons. J’ai d’autant moins compris cette évocation que votre famille a adoubé le film et que votre gendre l'a produit.
J’entends encore cette réplique, si peu élégante. La scène se déroule en boîte de nuit dans le Sud. L’artiste Charles Aznavour a acquis la célébrité tant recherchée. Désormais blasé, indifférent aux femmes. Au point que sa voisine, champagne en main, lui fait remarquer qu’il a déjà « sauté la moitié de la Côte d’Azur ». Grande classe.
Ni vous, ni Trenet, ni Piaf, ni Hallyday, ni Roche, ni Blanche ne sont attachants. La plupart me font l’effet de figurants, inconsistants. Édith Piaf n’a rien de la môme à la gouaille parisienne et à la gloire éclatante : elle est ordinaire et grossière. Comme lorsqu’elle juge une nouvelle conquête de son protégé : « bien gaulée la p’tite ». Piaf dans ce film est vulgaire et alcoolique. Elle prend par ailleurs beaucoup trop de place dans ce biopic qui vous est consacré.
« En revanche » comme le formule Aznavour au directeur de la salle de Montréal auprès duquel il fixe ses conditions, bravache, ce film a deux vertus qui compensent peut-être le ressenti que je viens d’exprimer : la place que vous avez accordée à l’expression d’autres générations que la vôtre, en particulier les rappeurs. Cela aurait pu être un angle du film d’ailleurs : les influences réciproques de Monsieur Aznavour, inter générationnelles et continentales. Et votre musique, si unique et si universelle. Aussitôt chez moi, j’ai eu envie d’écouter vos disques jusqu’à l’ivresse. « Deux guitares », ma préférée qui enivre. Dans la foulée, je me suis soulée des accords de Dr Dre. et du flow d’Eminem qui, parti d’autres bas-fonds que les vôtres, a atteint pareil sommet.
Dès le générique de début, j’ai compris que ça n’allait pas le faire, Monsieur Aznavour et moi. Au son du duduck. Cette flûte arménienne avec laquelle André Manoukian, toujours empreint d’une fantaisie aussi malicieuse que subtile, joue le « Chant du périnée ». L’instrument accompagne la nostalgie, sentiment tendre et languide, plus que ténébreux et affligeant. Dans le film le duduck arménien surligne en fluo le malheur : l’exil sans retour possible, la ruine, la mort du fils. Le duduck surligne aussi une pénombre qui leste chaque scène. Ce film, à l’instar de la misère, aurait été tellement moins pénible, au soleil. La photographie sépia, couleur du pathos, les lampes et les tentures feutrées, donnent un sentiment d’étouffement dont l’artiste Joseph Beuys n’a rien à envier.
Sans parler des clichés, ringards parce qu’appuyés : le nez arménien, l’affiche rouge, l’amalgame entre Juifs et Arméniens même si la légende rappelle qu’il faut « deux Juifs pour un Arménien » (hahaha). Trop de scènes justifiées : une action renforcée par un dialogue ou le dialogue, expliqué par l’action. À la fin, le film dure 2h14, vous qui visiez l’efficacité, le mot juste qui révèle tant.
Pour moi, le plus incompréhensible dans ce film, ce n’est pas cet excès d’informations mêlées qui rend confus l’éventuel fil conducteur du film (la famille, la mamma ? l’amour ? la bohème ? l’intime ? l’artiste ? le succès, l’argent, le luxe ? atteindre le salaire de Franck Sinatra ? l’Arménie, les origines, l’atavisme ? l’identité et se construire dans un pays qui aurait pu être un autre, au gré des circonstances historiques ? le racisme ? la ruine ?).
Pour moi, le plus incompréhensible est le silence assourdissant consacré à l’arménité. Quand je pense que vous avez obtenu la nationalité arménienne à l’âge de 84 ans !
Ne serait-ce que ce suffixe, IAN : quelle valeur avait-il pour vous, cher Charles Aznavour ? Que signifiait au quotidien cette arménité, souvent encombrante pour les enfants d’immigrés en France ? Certes au début, les parents parlent arménien (une langue mélodieuse, dont j’espère que les spectateurs l’auront appréciée), ils hébergent Missak Manouchian récemment honoré place des Grands Hommes, sur fond d’images du génocide des Arméniens. Sans légende ni contexte, ces incrustations sont inaudibles pour le grand public qui ignore pour beaucoup, où se trouve l’Arménie. Quant au génocide, ce terme est presque dévoyé de nos jours.
Bien d’autres moments de la vie du Grand Charles auraient pu faire référence à ce pays que vos parents ont fui sans retour possible : la chanson « Pour toi Arménie » (la pochette du 45 tours apparaît furtivement à la fin), le tour de chant en Arménie lors de l’Année de l’Arménie en France.
Dans ce film, pas plus l’Arménie -consubstantielle à votre identité, que l’homme-artiste, n’ont pu être approchés ou alors, avec grandiloquence. L’impression que l’un comme l’autre brûlent, ou qu’il est encore trop tôt (110 ans dans quelques mois) pour les saisir à l’aune de leur apport : un pays berceau de la chrétienté (et de l'arche de Noé) et un homme-artiste, héros national de l’Arménie, multimédaillé, consacré artiste de variété du siècle par Time magazine, dont le Hollywood Walk of Fame porte l’étoile.
Peut-être est-ce simplement intime : un pays mythique comme l’Arménie se livre sur place. Le vénérable Charles Aznavour se comprend à travers ses textes.
Ce qu’il me reste de Monsieur Aznavour, c’est l’un de ses concerts… au Palais des Congrès à l’orée de Paris, au siècle dernier. Une scène alter-ego de l’artiste amalgamé à l’homme : pudique et publique. Périphérique et patrimoniale.