ÉPILOGUE
Le jour continue de se lever, il prend son temps. Je l'observe depuis le métro, le train jusqu'à l'aéroport du Kansaï, vitré, presque silencieux, la navette qui me dépose au pied de l'avion. Même le soleil qui se lève prend des allures félines.
Pendant le trajet, je fais un rêve qui me laisse une impression âpre et bizarre. Un rêve tellement réel, en couleurs, avec de vrais personnages que je ne connais pas, dans un décor qui pourtant, ne m'est pas inconnu. Une danseuse rousse virevolte, flamboyante. Un type élégant, grand et beau, fort, athlétique et dandy, portant un chapeau Panama et fumant un cirage, d’apparence solide mais pourtant accablé, je le vois abattu, de dos, dans un fauteuil qu’il épouse totalement, comme pour s’y perdre, à l’abri de tous les regards. Il porte une chemise blanche, un pantalon beige. Il ressemble à un chasseur. D’ailleurs chez lui, des trophées sont disposés aux murs. Je me demande s’il ne pleure pas. Mon rêve s'arrête là, juste une scène. Je sais qu'il s'est produit quelque chose de grave.
Départ du Japon
Le retour en France me rend prostrée et hurlante. Allure corbeau funeste. Rien (sauf mes fringues cold-wave), de cet état ne se voit, mais moi je le ressens. J'ai envie de retourner à Hiroshima, dans l'appartement blanc et aseptisé de Djian au-dessus de la rivière. Djian ne parvenait pas à se réinsérer, il avait été trop longtemps enfermé, seul. Une décennie sans parler à personne et à se soumettre, sans visibilité et avec comme seuls bruits, ceux de la promiscuité, du métal et des portes qui ne cessent de se refermer avec bestialité. Il avait peur des portes, pourquoi les ouvrir, peur des clés, comment s'en servir, peur des gens, que leur dire. Il avait fallu qu'il réapprenne tout, au mitan de sa vie : à dormir, à parler, à rire, à partager, y croire, l'envie, la confiance, la liberté. Vivre, après avoir été nié. Comme j'avais appris à vivre sans, mes personnes encombrantes. Mon amie Marie-Hélène, à l'adolescence, assassinée par son père, un père ruiné et dépressif, un père de faits divers. L'adversaire. Ma grand-mère Mamée, d'un cancer au crépuscule, mon cousin adoré, d'une crise cardiaque au levant, et puis son père, mon parrain si compréhensif, un allié, le frère de maman et le fils de Mamée, après une vie qui dès l'aube ne l'avait pas épargnée, passant sous les roues d'une voiture, mais ne trépassant pas. Ma mère se retrouvait orpheline, son père était mort quand je naissais. Sa seule famille, à maman, désormais, c'était nous. Ceux qui restent. Papa aussi était orphelin, d'ailleurs. De parents taiseux dont il n'avait jamais rien su. Des parents qu'il n'a, pour ainsi dire, jamais croisés quoique vivant avec eux. Ils se sont ratés. Les avait-ils néanmoins aimés, ces parents exilés sans retour possible, d'Arménie. Un pays, une culture, une origine dont on ignorait tout, à force de mutisme. Quand Tomoko I. m'avait parlé, avec un clin d'oeil complice, du soleil levant et d'Anatolie, que croyait-elle ? Que j'étais comme elle, asiatique ? Ça faisait beaucoup trop de fantômes et d'ignorances. C'était envahissant et omniprésent comme l'est l'absence. Et puis ce cadre certes d'or, mais austère, feutré et bureaucratique, dans lequel je m'engluais, comme une boîte dans une boîte. Postière et journaliste à Paris. J'avais appris à vivre à l'image d'une poupée russe. La plus petite de toutes, la dernière de la lignée. La plus docile, la plus effacée. Qui enrageait, vivante quoique emboitée dans un cercueil.
Départ du Japon
J'envoie à email à Tomoko I. Que faire de ce bâton, que j'ai ramené dans mes affaires ? ce bâton volé au sanctuaire, à Osaka. Que signifient ces inscriptions ? Faut-il le brûler comme un cierge ? Je lui envoie la photo. Elle me répond et m'explique que c'est une tradition. Un bâton d'âme. Qu'il faut brûler en novembre, pour invoquer Inari, Déesse du riz et de la fertilité. Que la calligraphie indique le nom d'une personne. Une âme à laquelle, apparemment, si j'interprète la réponse de Tomoko I., j'ai ôté le privilège de son cérémonial, à Osaka. Maintenant, rétrospectivement, je me rappelle le renard de pierre, à l'entrée du temple.
Plus tard, j'ai réservé mon billet de train pour le Pays d'Iroise en Finistère Nord, le pays de mon enfance, du temps réjouissant d'avant, le pays de la nostalgie et de la mélancolie, et des renards aussi. Il y en a souvent, dans les bois alentours, rôdant auprès des chats errants. Dans le train de Paris à Brest, pendant cinq heures, j'ai le temps de découper soigneusement, des baguettes de papier blanc en zigzag, comme il y en avait au temple d'Osaka. Shide. Je les disposerai au-dessus du barbecue, dans les haies du jardin de Mamée, quand on brûlera le bâton d'âme. En novembre en France, on invoque les morts. Tomoko I. a fait des recherches par rapport au nom de la personne qui figure sur le bâton que j'ai ramené ici, mais elle ne m'en a rien dit. Elle n'a pas non plus commenté ce jumelage funéraire et spirituel que je m'apprête à inventer.
La veille de mon départ de Bretagne, après avoir accompli rites et repas en famille, alors que je marchais d'un pas empressé retrouver des amis pour une soirée d'au-revoir, j'ai croisé le chemin d'un chaton à moitié crevé. Tout blanc, très pur. Blanc et sourd à l'effroi du monde. Une chatonne, en vérité. Toute ensanglantée, pleine de cambouis, de tiques, de puces et de morsures. Je décidai sur le champ de l'adopter et la ramener avec moi à Paris. Ou est-ce l'inverse ? Cette petite chatte, toute pareille à un flocon de neige, qui m'avait élu ? Aussi blanche que noirs l'étaient, mon état d'esprit et mes vêtements. Le vétérinaire qui l'a soignée a dit qu'elle ne serait jamais identifiée au LOOF, le grand livre des origines félines. Mais, quoique errante et de type européen, elle n'en était pas moins d'une race asiatique.
Je me sens perdue, je ne sais plus où j'en suis. Sur le trajet, de cette pointe rocailleuse du bout du monde jusqu'à la gare de Brest, je regarde le littoral scintillant, si lumineux même sous une marée de nuages gris vert. Longeant l'immensité de la plage du Trez-Hir, à Plougonvelin, j'aperçois ces rochers que je connais bien et qui pourtant, me donnent l'impression de les découvrir. Les Tas de Pois, après le goulet de Brest, à l'entrée de l'Atlantique. L'un d'eux, le plus à l'Ouest, est la copie conforme de celui de Teshima, en plein coeur Pacifique. D'ailleurs ce paysage finistérien est semblable à celui de Shikoku, les îles de la mer d'Iroise pareilles à celles de la mer intérieure de Seto, le port du Conquet semblable à celui de Takamatsu, même les chats se font écho. Sauf qu'ici, on est au Ponant. Au commencement.
L'infirmière de l'hôpital ne souhaite toujours pas me parler, je voulais pourtant lui raconter le Japon et mon chat blanc. Dircom', mon métier, est devenu inutile. J'en ai assez des éléments de langage, des FAQ et autres questions-réponses ; de lire l'ennemi pour savoir argumenter. Catherine J. ma chef, m'agace. Les rues de Paris sont sales. Mes amis jamais disponibles. Ma vie, poisseuse. À contre courant, vraiment à contre courant. Jess H. n'a pas répondu à ma lettre. En surfant sur le net, revoir Takamatsu comme une éconduite suit à la trace l'homme du passé, je clique Name Shop Nuku, et puis Café Nuku, Nuku, Nuku shop, Miss Nuku. Nuku ne renvoie à rien, l'endroit n'existe pas.
Quand j'ai commencé à écrire ce livre, à la mémoire de Marie-Hélène, mon dernier roman avant mes récits de la colère, je me suis mise à enquêter à la manière de Patrick Modiano, quand il recherche Dora Bruder. Pendant près de deux ans, les deux premières années passées à fouiller, à entrer par effraction dans la famille de Marie-Hélène, je n'ai rien trouvé. Les coupures de presse que pourtant j'avais conservées, n'existaient pas dans les archives des quotidiens, sur le net cet infanticide n'était nulle part évoqué, sur la tombe que j'ai fini par identifier en arpentant les allées des cimetières les uns après les autres, littéralement possédée, aucune photographie n'attestait de la présence sur terre de Marie-Hélène. Aujourd'hui, je me sens aussi opaque et nébuleuse qu'à l'époque, cherchant des preuves de l'existence, à la manière de Christian Boltanski.
De quelle existence s'agit-il, au juste.
À la manière de.
Et moi. Serait-il possible de m'exprimer par moi-même, par moi seule ?
Marion K. me reçoit. "Ma" voyante m’a toujours soutenue et ses prédictions (davantage des conseils que des prophéties) encouragée. Elle m'a plus d'une fois sortie de cette brume de confusion qui parfois m'enserre et me fait chavirer. Ce jour-là, Marion K. me parle de chat, d’après, de l’après, d’un projet, coordinatrice, productrice, dit-elle, d’international, prenez des cours d'anglais, elle me parle de plein d’autres choses qui ne font pas sens, de choses artistiques, de musique, écoutez des paroles, des rythmes, des mélodies. Elle insiste : Arrêtez de vous habiller en noir, Elsa, ça suffit. Faites entrer la couleur dans votre vie, commencez par le blanc, au niveau du plexus, pour des relations meilleures et plus sincères, des relations d'équité. Vous pouvez lâcher prise maintenant, être vous-même, créative, légère, solaire. Jaune et un peu verte aussi, insiste-t-elle, suivez votre intuition. Elle me parle couleurs ce jour-là, de ces couleurs qui ouvrent les portes, qui exaucent, elle m'en parle pendant longtemps, quand moi j'attends qu'elle me délivre des messages terre-à-terre, ras des pâquerettes. Que faire. Quand et comment. Le lendemain, je l’appelle pour obtenir davantage de précisions, qu’est-ce que cela signifie au juste, ces couleurs, je n’ai pas compris hier, mais aujourd’hui, je suis peut-être dans de meilleures dispositions d’écoute, plus attentive et moins egocentrée. J’apprends qu’elle est morte. Crise cardiaque foudroyante. Je n’en reviens pas, je n’y crois pas. À chaque fois c’est pareil : Non, c’est pas vrai. C'est une blague. Vous mentez, ai-je envie de gronder à l'oreille de cet homme qui me parle, passez-moi Marion tout de suite, Monsieur ! Son époux. Et alors, foudroyée par un éclair, je songe que Marion avait été danseuse et à ce moment précis, mon bracelet à noeuds bleu-canard, que Miss Nuku m'a offert au Japon, Kyoto, avant qu'on devienne amies, tombe de mon poignet. Et je songe que cet homme, que je suis en train d'agresser au téléphone, est l'époux de Marion K. et le type de mon rêve, le chasseur accablé. Je lui demande s’il n’est pas assis dans un grand fauteuil, à fumer un cigare avec son chapeau. Il me répond oui. Oui, comment vous savez ? Je ne sais pas, j’imagine, je lui mens. Ma voix s'est posée, grave. Il me répond impassible qu’il a l’habitude, les flashs de Marion, il s’en était accommodé.
Et maintenant ?
#cielfies Derniers s oleils du Japon