Agatha, c’est d’abord un lieu. Personnage à part entière, avec une mystérieuse cloison sonore. Une villa. Villa, villégiature. Une famille, l’été. Le frère, l’ainé. Des mains de pianiste. Une sœur, la deuxième. Aux mains de pianiste elle aussi, paresseuse. Agatha. C’est son prénom. Son prénom qui est aussi celui de la propriété, au bord de la mer. Ou est-ce un fleuve ? D’autres enfants, trop jeunes. Une mère, qui pousse sa fille dans les bras de son frère. Un inceste. Agatha, par-delà le prénom de cette sœur, le prénom de la demeure, c’est un corps blanc et juvénile, frais et pur, auquel il sera impossible de résister.
Ensuite il faut fuir. Fuir et rester aussi. Parce que la force de cet amour impossible a tout empli. A cimenté davantage encore le lien fraternel. Fuir et retenir la douleur. Fuir pour oublier et demeurer pour conserver la brûlure de l’inceste, prolongement naturel de cette relation banalement intime entre un frère et une sœur. Ils ont le même sang, qu’ils le partagent plus profondément, que ce sang rouge vif soude leur lien. L’inceste, c’est un peu comme une cigarette qui serait chauffée sans combustion. Cela ne se voit pas, cela ne se sent pas, c’est sans danger. Jusqu’au filtre presque invisible qu’il suffit de jeter négligemment, cependant que le fumeur aura goûté son plaisir, ineffable.
Agatha s’en va. Elle a demandé à son frère de la rejoindre à Agatha. Encore une fois, encore un soir, encore son corps. Ils se vouvoient. Le vouvoiement comme une distance raisonnable entre deux amants qui ne peuvent l’être ? Pour mieux parler de ces « choses interdites » ? Pour mieux inverser les rôles, tant d’années après ? Pour mieux oublier la chaleur de l’été et d’une mère à l’affût ? « Elle (la mère) entendait de même par la suite ce vouvoiement soudain entre ses enfants. (…) Nous avions décidé de nous vouvoyer après ce jour de juillet, rappelez-vous… ce même soir. » Ils n’en peuvent plus de se souvenir, de cet « été admirable ». « Vous étiez belle, on le disait et vous lisiez Balzac ». Comme si Balzac, brillant observateur sociétal, avait le pouvoir d’adouber cet amour brûlant et irrésistible. « Vous étiez la splendeur de la plage et vous saviez aussi peu de cette splendeur qu’un enfant de sa folie ». Agatha avait quinze ans, puis dix-huit. Au loin, c’était l’ondoiement du fleuve puis celui de la mer et : « Tout à coup, cette nouvelle : ma sœur est grande » ; (…) « Notre mère me l’annonce, elle m’écrit : Tu devrais venir la voir, elle est belle tout à coup à ne pas en croire ses yeux et on dirait qu’elle ne le sait pas. On dirait, tu vois, qu’il y a en elle un retard à vouloir le savoir. Comme elle s’écartait de nous parfois, lorsqu’elle était petite, tu te souviens, elle le fait maintenant d’elle-même ». Et puis le silence. Avant la sieste. « Sur votre corps le dessin photographié du soleil ». La douceur de l’innocence. La douleur de la jouissance. « Je ne sais plus rien avant aujourd’hui » (…) « Je pars pour vous fuir et afin que vous veniez me rejoindre là même, dans la fuite de vous, alors je partirai toujours de là où vous serez. Nous n’avons pas d’autre choix que celui-là ».
Un décor épuré comme l’écriture de Marguerite Duras, après le barrage mythique, qui n’aura jamais rien contenu, et la blessure des colonies. Le décor tout entier exprime la douleur, le cri et l’amour cru, que l’on tait. Une mise en scène anxiogène de Hans Peter Cloos qui rappelle l’inquiétante étrangeté des films les plus remarquables et intemporels. Oppressant jusqu’à la névrose. Florian Carove, frère menaçant, avec son accent, rappelle Sergi Lopez, cet « Harry, un ami qui vous veut du bien ». Un accent ensoleillé qui charme pour mieux blesser. Alexandra Larangot laisse apparaître un port de tête élancé, un corps souple, le velouté et la souffrance transcendée. Elle m’évoque Zoé Félix dans son meilleur rôle et « Toute la beauté du monde ».
L’amour se conjugue toujours avec le bruit de l’océan, l’été, le soleil. Il a toujours quinze, dix-sept ou dix-huit ans. Cette forme d’amour ardent qui assassine. Après ce texte admirablement interprété et scénographié, l’on conclue que Marguerite Duras a gagné, cette fois encore, à son petit jeu de la provocation : l’inceste est cette forme d’amour-là. Sublime, forcément sublime. Est-il condamnable ?
Agatha, Marguerite Duras. Avec Florian Carove, Alexandra Larangot. Mise en scène de Hans Peter Cloos. Jusqu’au 7 octobre au Café de la Danse. À ne pas rater. Et relire le texte, aux Éditions de Minuit. (crédit photo "Photo Lot")