Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

 

Yoba, Emmanuel Carrère

Yoga, 380 pages, 22 euros

Emmanuel Carrère

POL éditions

 

Le point de départ ? Emmanuel Carrère envisage d’écrire un essai sur le yoga, qu’il pratique depuis une trentaine d’années, il envisage d’écrire un essai « souriant et subtil ». Yoga s’ouvre sur un séjour qu’entreprend Emmanuel Carrère dans un centre pour le moins sectaire, en vue de pratiquer la méditation Vipassana. Son intention est double : pratiquer et, même si c’est paradoxal, observer et annoter, au mépris des règles souveraines qui interdisent précisément toute forme d’observation et d’annotation, dans ce centre dont l’univers pénitentiaire n’a rien à envier, coupé du reste du monde. À part le zafu, rien n’est toléré dans cet endroit confiné à l’extrême. Là-bas, l’auteur est bientôt rappelé à Paris pour rendre un hommage à Bernard Paris, l’une des victimes de la tuerie de Charlie Hebdo.

Il est tout à fait étrange de constater à quel point les romans d’Emmanuel Carrère, en plus de constituer une somme d’écrits intimes et personnels, dans lesquels Emmanuel semble essayer de terrasser Carrère, ou de l’apprivoiser peut-être davantage, prolongent, font écho, voire anticipent les événements planétaires. En l’occurrence, celui-ci nous ramène 1825 jours en arrière, au moment de la tuerie de Charlie Hebdo. Lire Yoga au moment précis où le procès des attentats de 2015 se déroule devant la cour d’assises spéciale de Paris, laisse une drôle d’impression, de stupéfaction et d’effroi. Ça ravive quelque chose de terrible : une tuerie qui pensait annihiler la liberté d’expression.

Dans le chapitre suivant, sans transition, Emmanuel Carrère évoque sa dépression, un autre confinement à l’hôpital Saint-Anne, pour « dérèglement bipolaire de type 2 » et tendances suicidaires. Un état larvé qui éclot d’un seul coup après soixante années et surtout, après une décennie extraordinairement heureuse, linéaire et lumineuse, à tous égards, une décennie fluide, suffisamment rare dans l’existence d’Emmanuel Carrère, pour qu'il s’en émeuve. Après les séances d’électrochocs barbares, dont j’ignorais qu’ils constituent, aujourd’hui encore, un moyen de soigner l’état asthénique, on retrouve l’auteur, alcoolique et sexe addict, à Léros, en Grèce où, sale et transpirant, se laissant aller, il vient néanmoins en aide aux migrants (à lui-même ?). Ces pages aussi, on les lit avec effroi, alors qu’au camp de Lesbos, Moria, un incendie vient d’anéantir le quotidien misérable des quelque 12000 réfugiés.  

Le livre se referme un nouvel enterrement douloureux : celui de son ami de trente ans, par ailleurs son éditeur, Paul Otchavosky-Laurens. Contre toute attente, l’espoir et le temps des décisions renaît pour Emmanuel Carrère : désormais sous lithium pour que les « hauts soient moins hauts » et les « bas moins bas », il arrête de boire : « Plus une goutte d’alcool » et se met à écrire sur clavier, avec ses dix doigts, lui qui jusqu’alors n’utilisait que son seul index, dernier détail que son éditeur aura remarqué avant cet accident de voiture qui lui sera fatal.

On pourrait s’attendre (on s’attend toujours à quelque chose, lisant Emmanuel Carrère, lecteurs fidèles qu’il a rendus curieux, comme l’était son éditeur) à ce que cet empilement sans véritable lien de cause à effet, sans une continuité romanesque tangible, se révèle confus et improbable. Il n’en est rien. La vérité, c’est qu’on emprunte un chemin (certes exagéré, certes semé d’embuches, mais dont on se relève toujours) vers soi, le seul chemin qui vaille : en conscience, comme une méditation salvatrice. On réunit le Yin et le Yang, la somme de tous nos paradoxes, de nos certitudes et de nos doutes, de nos ambivalences. L’ombre et la lumière cohabitent enfin. On sort de cette lecture apaisé et rempli de gratitude envers ce maître yogi, Emmanuel Carrère auquel, une fois de plus, une fois encore, on ne peut qu’exprimer notre solidarité à l’égard des se élucubrations si incisives. Il réussit cette fois encore, et même mieux encore, à exprimer son talent, à travers cette manière d’écrire si singulière qui lui est propre, si touchante, en abordant d’autres vies que la sienne : les nôtres. Et pourtant, au début ce n’était pas gagné et j’ai failli refermer, pour la première fois de ma vie, ce roman-là de l’un de mes auteurs fétiches, j’ai bien cru qu’il avait rompu notre pacte auteur-lecteur, en ramenant tout à son ego, à sa trashitude et à son intimité parfois incommodante. J’ai eu raison de poursuivre et d'aller jusqu'au bout.

Je crois que les membres du jury du Goncourt ne se sont pas fourvoyés cette année, en laissant toute la place possible à Emmanuel Carrère, à un auteur pour un récit (forcément romancé), ce sera une première et elle sera méritée, n'en déplaise à la polémique.

 

Disponible à la Bibliothèque Pour Tous du Conquet

Tag(s) : #roman, #récit, #emmanuel carrère, #pol éditions, #yoga
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :