Yves Ternon est historien : est-il encore utile de le présenter ? L’homme est certes discret et humble, son parcours l’est beaucoup moins et son apport à l’Histoire nécessaire. Précisément dans cet ouvrage, c’est davantage l’homme qui se livre. Cette exposition pourrait se révéler étonnante, lui si en retenue, s’il ne se dévoilait à l’aune des combats d’une vie et des événements historiques qui l’ont conduit à devenir cette figure émérite des conflits dans le monde, des processus d’exterminations et des génocides. Son écriture est à son image : polie et élégante, peut-être lisse parfois. Sans doute pour compenser la somme d’atrocités et de déshumanisations qui ont égrenées des recherches pointues : ça fait contrepoint, ça équilibre. C’est cela qui constitue la force de ce destin hors du commun : une forme distinguée et réfléchie, lucide et raisonnable, au service d’événements bâtis sur la haine raciale et le négationnisme avec pour seule fin : exterminer des races et des peuples sans raison audible. Un travail de quarante ans, auquel rien ne prédestinait le jeune chirurgien ; un travail qui permettra cependant de « proposer une définition juridique universelle de la notion de génocide » (arménien, juif, tutsi), « guidé par les impératifs de liberté, d’égalité et de fraternité ». C’est l’histoire d’un grand humaniste. S’il ne fera pas carrière dans la médecine, c’est néanmoins par le prisme de son doctorat en chirurgie qu’il « entrera en Arménie » ou qu’il défendra bien d’autres causes, et populations vulnérabilisées, jusqu’à devenir docteur de l’université Paris-Sorbonne.
Comme n’importe quel jeune homme, il se cherche et c’est sur des terrains d’affrontements que ses certitudes s’effondrent à mesure que les désillusions grandissent. Sa soif de compréhension et d’équité se développent à mesure qu'il se confronte au pouvoir. Il traverse la guerre d’Algérie, les événements de 68 ; s’implique (Le Secours Rouge, l’IVG) et bientôt, c’est l’itinéraire d’un homme engagé qui s’impose. Son parcours amoureux n’est pas moins oscillant, avant de trouver celle qui partagera cinquante ans de communion avec Yves Ternon, cette femme à qui il dédie son œuvre, celle d’une vie entière : Elle. Un premier chapitre romantique, qui déconcerte, on a l’impression d’ouvrir une page intime par effraction, sauf que : elle est inhérente à l’homme et à l’historien et ce chapitre nous rappelle la valeur de l’amour. Une révélation, à tous les sens du terme, l’essentialisation d’une existence, la justification d’un destin.
S’il y a une caractéristique en particulier à retenir de ces mémoires vertueuses, c’est sa contribution sémantique inestimable à « L’État criminel » : « J’avais analysé la médecine nazie (…). Les Arméniens m’avaient intronisé historien ». Ce qui allait constituer ce point de bascule historique, c’est son travail sur « le crime de génocide, une infraction spécifique du droit pénal international. » « … L’extermination des populations arméniennes de l’Empire ottoman par la déportation et le massacre constitue un crime imprescriptible de génocide… »
Il décortique, met en parallèle plusieurs violences de masse, plusieurs époques, compare et s’interroge : « Quels meurtres de masse peuvent être qualifiés de génocide ? » « Quels furent les génocides, les ‘massacres génocidaires’, les autres meurtres de masse, tous crimes contre l’humanité ? » ; il arrive à cette conclusion : « Un génocide ne s’éteint pas : la négation entretient les braises. » « La négation est une composante du crime de génocide. »
Le Conseil constitutionnel a validé la loi réprimant la contestation des crimes contre l’Humanité commis pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment la Shoah, le 8 janvier 2016, ignorant la réalité du génocide arménien, qui relève de la liberté d’expression. Comme le conclue Yves Ternon : « La communauté arménienne demeure dans l’attente d’un texte plus conforme aux exigences de la Constitution. »
Les autorités françaises viennent de décider de commémorer le génocide arménien chaque 24 avril et, le 9 décembre 2018, en présence d’Yves Ternon, le dossier Mission Génocides a été remis aux ministres de l’Éducation nationale et des Universités. Il a été convenu que les élèves de terminale recevraient un enseignement spécifique sur les génocides du XX siècle.
On ne peut que saluer la détermination et la ténacité d’Yves Ternon.
Yves Ternon : Frère Arménien, Frère Juif, Frère Tutsi, mémoires. Les combats d’une vie. Éditions de l’Archipel. Préface de Gérard Chaliand. 192 pages, 18 euros.