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Liminal Core, Takamatsu
Liminal Core, Takamatsu

22 octobre 2010

Naoshima (1)

 

Le réveil qui sonne me percute. Ce n’est pas possible, pas déjà. Mes paupières ne s’ouvrent pas. La sonnerie retentit encore et encore et le son s’amplifie, dictatorial. Autrefois, il m’était impossible de me lever tôt. J’avais résolu l’affaire en disposant plusieurs réveils, remontés chacun à dix minutes d’intervalle pendant une heure, aux quatre coins de mon studio. Cela m’est passé. Cependant si j'ai un impératif qui m'oblige à régler une sonnerie aux aurores, je peux être sûre de me réveiller à grand-peine alors qu'à la même heure, sans contrainte ni obligation, je me lève alerte et fraîche, du pied droit et tout sourire. Ce matin, l'alarme me fracasse. Pourtant, s’il y a bien un rendez-vous qu’il m’est impossible de manquer, c’est celui-là. Je me lève et retombe sur mon lit comme une masse. Je regarde l’heure qui avance, beaucoup plus vite qu’en temps normal.

Plus tard, au prix d’un effort pénible, je savoure l’air frais du matin. Marcher me ragaillardit. Rien de tel qu'une marche matinale, en direction d'un port. L'appel de l'air iodé est souverain.

 

La file d’attente est infinie, pour se procurer les billets de ferries. Il fait déjà très chaud. Les gens s’éventent et s’épongent discrètement, tout en patientant sur le port. Aucun auvent, nulle ombre. La foule forme une longue anguille, une longue anguille oisive ou abasourdie, les uns et les autres restent distants, calmes, presque passifs. J’aperçois Jess H. qui surgit à ma rencontre. Elle me sourit copieusement et s’étonne de me savoir là. Inutile de faire la queue, puisque j’ai un badge presse. Elle m’extirpe de l’ondoiement serpentin et me dépose devant une guichetière aimable, au comptoir press. Puis elle se faufile parmi la foule tout en répondant à un talkie-walkie. J’explique que je me rends à Naoshima aujourd’hui, Teshima demain et si j’ai le temps d’autres îles, j’ignore encore lesquelles. Elle me prépare un boat-pass illimité.

 

Je flâne en attendant le ferryboat pour Naoshima. Je renifle l’air de la mer, gorgé d’iode. Les ébauches de vertiges que je ressens s’estompent. Il n’est que neuf heures douze, la navette est prévue dans une heure. Neuf heures douze était l'heure indiquée sur le contrat que j'avais signé, quand j'avais été recrutée dans le golf. La matinée de travail commençait à neuf heures douze. J'y ai souvent repensé. C'était mon premier job, mon premier contrat de recrutement et il me semblait alors que les horaires de bureau commençaient et finissaient à heure pile : huit ou neuf heures, dix-sept ou dix-huit heures, au son des cloches de l'église ou au rythme de la progression du soleil dans le ciel. Je n'avais pas songé aux quart ni aux demi heures, encore moins à neuf heures douze. Comment respecter neuf-heures douze, m'étais-je dit.

Le soleil cogne, le bleu du ciel est d’un pantone uniforme, net comme un plafond fraîchement recouvert de gouache. Le soleil s’est dilué au cœur de cette coupole céruléenne. La brise vient parfaire le tableau. Ça y est : le ferry stationne à quai, imposant. Je grimpe, empruntant la passerelle (encore une) qui tangue et m’installe à l’intérieur, parce que j’ai oublié ma crème solaire, une casquette, et même mon éventail. J’étais distraite ce matin, mon cœur palpitait trop et puis plus assez, et dans les yeux, j’étais éblouie par des formes angulaires et des couleurs vives qui ressemblaient à un kaléidoscope. Ça m’a décontenancée. L’intérieur du bateau est à peine climatisé, l'effet d'une délicate brise. Je m’assois confortablement, le nez plaqué contre une fenêtre, sourire extatique, pendant que la plupart des gens se massent sur la terrasse, à l’extérieur, sur le toit du bateau. Le bruit du moteur gronde, la cheminée siffle et souffle trois sons brefs mais percutants, et cet orchestre maritime qu'on dirait composé uniquement de cymbales et de tambour, se tait presque aussitôt après. Seul un doux ronflement berce maintenant. Et je m’assoupis. Tout en conservant les yeux ouverts, à regarder les îles et la végétation qui défilent. Au milieu des arbres touffus, je crois apercevoir quelque lagon paradisiaque et même Brooke Shields et Christopher Atkins.

 

On accoste à Naoshima, où je débarque. Bien que je la découvre pour la première fois, j’identifie aussitôt Tomoko I. Petite et fine, brune et halée, en costume pantalon, énergique et avenante. Elle aussi me reconnaît. Comme avec Jess H., hier soir, Tomoko I. et moi nous avançons l’une vers l’autre comme si nous nous retrouvions après des années. Elle me tend une main cordiale, un sourire lumineux et me précède jusqu’à sa voiture, l’un des minibus de la résidence. Elle propose de me faire visiter Benesse house mais auparavant, elle décide de faire halte au Chichu Art Museum, réputé pour faire le lien entre la nature et les visiteurs. Il est construit sur la colline de Naoshima. Elle me précise que Shima signifie île entourée d’eau, et Chichu ne faire qu’un avec ce qui l’environne. Littéralement en anglais : In the ground. Peut-être est-ce là, à cet instant, que je fais corps moi aussi, que je réalise mon satori.

Naoshima, Benesse House, les paysages
Naoshima, Benesse House, les paysages
Naoshima, Benesse House, les paysages
Naoshima, Benesse House, les paysages
Naoshima, Benesse House, les paysages
Naoshima, Benesse House, les paysages
Naoshima, Benesse House, les paysages
Naoshima, Benesse House, les paysages

Naoshima, Benesse House, les paysages

Benessee House, une architecture en béton lissé de Tadao Ando, entre ombre et lumière
Benessee House, une architecture en béton lissé de Tadao Ando, entre ombre et lumière
Benessee House, une architecture en béton lissé de Tadao Ando, entre ombre et lumière
Benessee House, une architecture en béton lissé de Tadao Ando, entre ombre et lumière
Benessee House, une architecture en béton lissé de Tadao Ando, entre ombre et lumière
Benessee House, une architecture en béton lissé de Tadao Ando, entre ombre et lumière
Benessee House, une architecture en béton lissé de Tadao Ando, entre ombre et lumière
Benessee House, une architecture en béton lissé de Tadao Ando, entre ombre et lumière
Benessee House, une architecture en béton lissé de Tadao Ando, entre ombre et lumière
Benessee House, une architecture en béton lissé de Tadao Ando, entre ombre et lumière
Benessee House, une architecture en béton lissé de Tadao Ando, entre ombre et lumière
Benessee House, une architecture en béton lissé de Tadao Ando, entre ombre et lumière
Benessee House, une architecture en béton lissé de Tadao Ando, entre ombre et lumière

Benessee House, une architecture en béton lissé de Tadao Ando, entre ombre et lumière

Le Chichu Museum est réputé pour avoir été conçu par l’architecte Tadao Ando, en référence à l’impressionnisme français, en particulier Claude Monet. Avant d’y pénétrer, nous traversons un jardin qui rappelle les tableaux de Monet et sa création emblématique : Water Garden. Un bassin de nénuphars bordé de fleurs champêtres. Une sélection de plantes, quarante sortes d’arbres et cent-cinquante espèces de fleurs, provenant du musée de Giverny, créent différentes ambiances, chacune se référant à une saison particulière. La spécificité du musée m’explique Tomoko I., est que toutes les pièces sont à ciel ouvert, ou proposent une ouverture vers l’extérieur. Il n’existe aucune frontière entre les structures composées d’acier, de bois et de verre, et l’île. Matériaux bruts qui prolongent une nature authentique. Au toucher, les murs sont lisses, frais et soyeux, comme satinés. L’endroit, minimaliste, est à moitié enterré dans le sol, et cela ne créé aucun malaise grâce aux éléments, à l'environnement valorisé. Chacun des espaces est relié au ciel, depuis les profondeurs de la terre, grâce à la végétation, à l'air, au soleil. Un lieu organique et déjà, je me sens proche à ce que le monde recèle d’essentiel. C’est extraordinaire, je n’ai jamais rien vécu de tel. Je fais corps oui, avec la nature, l’air, les herbes. Ça paraît idiot, mais je me sens émue aux larmes. Les joues sans doute un peu trop rouges, me brûlent. J’ai la gorge nouée, qui pique et les yeux embués. Je n’ose plus regarder Tomoko I., c’est stupide. Comment lui expliquer qu’il me semble naître, découvrir quelque chose d’artistique et de voluptueux sans équivalent, toute la beauté du monde, d’arriver à la source de la vie, à la source de toutes choses. C’est brut et anguleux, ascétique, pourtant quand je touche le béton lissé, c’est comme si je caressais un nuage, de l’humus, comme si je malaxais une poignée de sable onctueux ou de terre détrempée. J’écoute le silence, extatique. Ça provoque une chaleur en moi, une chaleur qui peut-être, est celle qui abreuve de bien être le bébé, dans le ventre de sa mère. Oui, peut-être bien.

Je suis béatement, presque religieusement, Tomoko I.

Le long couloir aux ouvertures multiples, s’évade vers une cour aménagée d’une verdure soignée, un carré de petites pousses d’ajoncs d’or réguliers, comme une poésie de Tristan Corbière. Une pièce est consacrée aux toiles de Monet, en particulier les Nymphéas disposés comme au Musée de l’Orangerie, à Paris. Ce sont les tableaux des cinq dernières années de sa vie. Monet essayait de restituer la fin mais c’est plutôt le bleu de l’origine que je découvre, le bleu de l’innocence, enfantin et naïf, celui d’un espoir toujours réalisable tant qu’on y croit : Water Lilies. Le sol à présent est recouvert de sept-cent-mille pièces d’un carrelage particulier, couleur ciel, un marbre de Bianco Carrara provenant d’Italie et de Grèce. Sur ce sol marbré, comment ne pas avoir une pensée émue pour Dante, dont la quête initiatique prend forme dans les carrières de marbre de Toscane. Je m’aperçois qu’ici, au commencement de quelque chose, sans doute -mais quoi, me retrouver au contact étroit de la matière et de la lumière, des odeurs pures et des couleurs premières et éblouissantes, cela suffit.

Plus loin, un escalier conduit à une sphère souveraine et reluisante, noire et polie comme une pierre volcanique d’Obsidienne, pierre arménienne qui me représente à moitié, tantôt volcanique. La création de Walter De Maria mesure plus de deux mètres de diamètre. Située au centre d’une allée de piliers composés de bois et de feuilles d’or, disposés par trois, la sphère change de couleur de l’aube au crépuscule, comme un cœur qui s’éveille, se meut et s’endort. Je n’ai jamais vu la lave incandescente qui s’échappe d’un cratère en vie, mais ça doit se rapprocher de ce que j’observe. La nature en ébullition et mon cœur, en écho, bat le tempo et la chamade. 

Au sortir, mes poils se hérissent à la vue majestueuse de l’inland japonais. Tomoko I. m’apparaît minuscule à côté de moi. Tellement petite qu’il me semble avoir moi-même rétréci, comme dans le film de Jack Arnold, L'homme qui rétrécit, devant l’immensité des éléments. Mais je n'ai pas peur qu'un chat me prenne pour une proie ou qu'une araignée m'emprisonne dans sa toile : je me sens protégée au Chichu Museum, protégée et libérée comme après une prière ou une bénédiction. Absoute.

Tomoko I. m’invite à passer par le Chichu café et m’offre un thé. Nous ne bavardons pas vraiment, pas encore, on se regarde, on se sourit, je crois qu’elle laisse cette atmosphère de contentement m’envahir. Si l’une ou l’autre coupait ce silence, cet éveil, cela pourrait casser ce fil ténu qui me relie à l’île, et à moi, à ce qu’il y a de plus profond en moi, une sève.

Le Chichu Museam, imaginé par Tadao Ando, un écho à Claude Monet et Giverny
Le Chichu Museam, imaginé par Tadao Ando, un écho à Claude Monet et Giverny
Le Chichu Museam, imaginé par Tadao Ando, un écho à Claude Monet et Giverny
Le Chichu Museam, imaginé par Tadao Ando, un écho à Claude Monet et Giverny
Le Chichu Museam, imaginé par Tadao Ando, un écho à Claude Monet et Giverny
Le Chichu Museam, imaginé par Tadao Ando, un écho à Claude Monet et Giverny
Le Chichu Museam, imaginé par Tadao Ando, un écho à Claude Monet et Giverny
Le Chichu Museam, imaginé par Tadao Ando, un écho à Claude Monet et Giverny

Le Chichu Museam, imaginé par Tadao Ando, un écho à Claude Monet et Giverny

À présent, nous nous rendons à Benesse House.

Nous traversons la salle principale composée d’espaces disséminés, coins lectures ou discussions.

Je suis accueillie par le président de la résidence en personne, monsieur Soichiro Fututake également président de la fondation qui porte son nom, d’art contemporain, et mécène du Musée des Cœurs. Je suis impressionnée. D’autant plus que la presse présente cet homme comme une personne inconnue, hermétique et misanthrope. Celui qui suscite tant de fantasmes se tient là devant moi, que j’imaginais être un être solitaire, en retrait de toute vie sociale. C’est un honneur. Cet homme, loin d’être un ermite, est beau, grand, souriant, les yeux couleur or. Ocre-or, et une peau tannée du même ocre. Le cheveu ébène. C’est sûr, il a de l’allure, une aisance naturelle. Il me tend une main cordiale quoique solennelle. Une poignée chaude comme une crème onctueuse et désaltérante. Son sourire dévoile des dents de nacre. On dirait une star de cinéma, d’un âge d’or du cinéma, une icône masculine. Si Rhett Butler était japonais, il ressemblerait à cet homme et moi, ai-je l’air de Scarlett O’Hara ? Cet homme est-il séduisant parce qu’il est homme de pouvoir, parce qu’on le dit insaisissable, parce que le monde entier semble tout ignorer de lui, ou parce qu’il a créé un festival exquis, où l’homme se fond dans le nature, où le temps s’arrête, où l’essentiel est de s’émouvoir et s’émerveiller ?

À suivre...

Benesse House, Chichu Museum, Tadao Ando, Naoshima
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